Comment le projet que vous dirigez est-il né ?

En 2021, une enquête publiée dans l’International Journal of Sustainable Transportation montrait que le frein principal à l’adoption de transports partagés, moins polluants que l’automobile individuelle, c’est l’incertitude. Les gens doutent trop de pouvoir bien connecter une portion du trajet à une autre, par exemple de trouver un vélo partagé à la gare pour le dernier kilomètre. C’est pour lever ce frein qu’est né le projet SUM, comme la « somme », en anglais : celle des différentes parties du trajet des personnes. L’enjeu est de créer une meilleure intégration entre les moyens de transport partagés (comme les vélos sur le modèle parisien du « vélib » ou le car sharing) et les transports publics, pour inciter à renoncer aux transports individuels. Notre projet a été lancé en juin 2023.

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Quels sont les pays concernés par vos recherches ?

SUM est un projet européen comportant trente partenaires, dont des universités, des entreprises de tailles variables et des villes. On travaille avec ce qu’on appelle des living labs, des laboratoires vivants : ce sont des municipalités, des villes meneuses comme Rotterdam, Munich, Fredrikstad en Norvège. Ces villes ont toutes des problématiques bien particulières. À Rotterdam, il s’agit beaucoup de la problématique des vélos partagés à intégrer au transport pour le dernier kilomètre. L’idée est d’avoir une application permettant de vérifier la disponibilité du vélo à l’avance, de le réserver, et de payer en un seul ticket le métro et le vélo déjà réservés. Munich a plutôt la visée d’expérimenter les véhicules autonomes, même si ceux-ci ne sont pas encore autorisés en Europe. À Fredrikstad, il s’agit d’intégrer les bateaux autonomes dans les trajets pour transporter des personnes ou marchandises à travers les fjords. Il y a des villes qui sont « observatrices », comme Lille, en attendant de se servir des modèles qu’on leur propose pour leurs propres transports.

Quel est le rôle de votre équipe dans le traitement des données livrées par ces villes partenaires ?

Les living labs collectent les données : c’est un travail coordonné par l’université d’Athènes. À partir de ces données, nous allons pouvoir faire du « rebalancing » : proposer des manières de rééquilibrer les flux. Par exemple, pour les vélos à Rotterdam, on va créer un modèle dynamique adapté aux heures de la journée. On tient compte de ce qui se passe en temps réel. Parfois il ne faut pas satisfaire tous les clients immédiatement pour être meilleurs après. On tient compte de la notion d’incertitude dans le futur proche. C’est un défi passionnant ; on a une thèse qui commence là-dessus : il s’agit d’anticiper ce qui va se passer, d’être dynamique. C’est très difficile au niveau modélisation et au niveau résolution. Et donc excitant. Le lien entre le concret et le théorique est une richesse : parfois on part de la théorie pure pour retrouver des problèmes réels, et parfois à l’inverse les problèmes concrets nous rendent créatifs dans nos théories. Le premier défi mathématique, pour nous, c’est la nécessité de lisser la demande au cours de la journée en tarifant selon les heures : plus cher aux heures de pointe, moins cher aux heures creuses. Il faut créer un modèle dynamique qui permet de prendre en compte toutes les données. Le deuxième défi, c’est que cela fait intervenir plusieurs partenaires, qui peuvent être en concurrence ou ne pas partager leurs données. S’il y a plusieurs fournisseurs de vélos par exemple, ce n’est pas évident de lisser les prix. Il y a aussi les clients, leurs flux, qu’il faut modéliser. En mathématiques, cela suppose d’utiliser des modèles dits « bi-niveaux » – c’est très intéressant.

C’est une mission d’utilité publique.

Ce sont des outils d’aide à la décision pour les municipalités qui ne savent pas quoi faire devant la nécessité de s’adapter. Nos outils permettent de tester différentes approches avant de prendre les décisions. Inria fait de la recherche mais en lien avec des entreprises et des municipalités. Tout le monde veut optimiser, les entreprises aussi ! Beaucoup d’entreprises viennent nous voir. Nous ne travaillons avec elles que quand il y a un vrai challenge de recherche. Autrement, les entreprises, je leur dis : je n’ai pas besoin de ce contrat, car nos financements sont publics. Nous n’avons pas de dépendance à leur égard. Faire partie du service public permet de se poser les vraies questions. De ne pas être tout le temps dans la production. On peut se donner le temps de la création.

SUM est un projet qui comprend beaucoup de chercheuses : plus que la moyenne des projets dans le numérique ?

Il y a quasiment une moitié de femmes dans ce projet : une surreprésentation par rapport à la moyenne dans le domaine du numérique. C’est lié à notre caractère transversal. Aux États-Unis, les universités ont mis en place des programmes numériques bidisciplinaires. Par exemple : numérique et biologie, ou numérique et sciences sociales, en se rendant compte que cela attirait davantage les femmes. Ce numérique transdisciplinaire et créatif, lié au concret, c’est en effet ce qui caractérise SUM.