Perte de mémoire

Les nouvelles technologies entrainent-elles la perte de notre capacité à stocker, à mémoriser ? C’est ce qu’affirmait il y a quelques années le philosophe Michel Serres : « Nous perdons de plus en plus la mémoire. La mémoire au lieu d’être une activité subjective portée par le cerveau est portée par un objet extérieur au corps, le papier, le papyrus, le livre, puis la mémoire de l’ordinateur. […] Les nouvelles technologies externalisent les facultés cognitives. » (Conférence à l’École polytechnique le 1er décembre 2005.)

Loin d’y voir la fin des temps, le philosophe espérait y voir une évolution. Et une obligation forte devant l’écran de notre smartphone ou de notre ordinateur, alors que le savoir est à portée de pouce : l’obligation de « devenir intelligent ». Y sommes-nous seulement parvenus ? Pour beaucoup, nous sommes encore dans l’étape de la perte, dans cette étape de transition qui nous demande de passer à un nouveau mode d’apprentissage, à un nouveau mode de transmission du savoir menant à la créativité et à l’inventivité.

Apprendre à quoi ?

C’est là qu’il devient évident que simplement apprendre ne suffit plus. Il n’est plus seulement question d’accumuler les savoirs, les MOOC (Massive Open Online Courses), les COOC (Corporate Open Online Courses), les tutos en ligne et autres Zoom ou webinaires. Il est question d’apprendre à nous adapter à ces nouveaux modes d’apprentissage, d’apprendre à garder une plasticité cérébrale, « d’apprendre à apprendre », comme le dirait Stanislas Dehaene, neuroscientifique et président du conseil scientifique de l’Éducation nationale. Et ce, pour ne pas tomber nous-mêmes dans l’obsolescence programmée, pour qu’à 40 ans, 50 ans, 60 ans et plus, il reste cette envie de comprendre, d’aller plus loin, de se projeter et de se transformer tout au long de sa vie grâce à la connaissance.

D’autant que dans ce monde d’infobésité où il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, il est essentiel de comprendre ce qu’est la connaissance, voire « la connaissance de la connaissance », selon les termes d’Edgar Morin, sociologue et philosophe français : « Aussi la connaissance de la connaissance doit-elle apparaître comme une nécessité première qui servirait de préparation à l’affrontement des risques permanents d’erreur et d’illusion, qui ne cessent de parasiter l’esprit humain. Il s’agit d’armer chaque esprit dans le combat vital pour la lucidité. » (Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Edgar Morin, Unesco, 1999.)

Fracture et inégalités

Apprendre est un enjeu fort dans notre société et va bien plus loin qu’apprendre à savoir lire et écrire. Voilà que nous devons apprendre tout le temps, pas seulement dans un principe d’expérience et de sagesse, mais aussi dans le but de rester à la page, de coller aux nouveaux logiciels, aux nouvelles pratiques, à ce monde qui change et se transforme sans cesse à toute vitesse, au gré des débits d’Internet. Dans ce contexte, comment faire pour que la tech soit un outil d’égalité, puisqu’apprendre, avoir la liberté d’apprendre, est aussi un enjeu social ?

Apprendre, c’est accéder à un métier. Continuer d’apprendre, c’est évoluer dans son métier, c’est parfois changer de métier. Apprendre, c’est se forger de nouvelles opportunités. Or l’école n’est pas le seul théâtre où les inégalités sociales pèsent sur l’apprentissage : l’entreprise poursuit cette scission, notamment à l’encontre des femmes. Là encore, si elles accèdent elles aussi à la formation, elles sont moins nombreuses à se voir proposer les formations « qui comptent », celles qui permettent d’accéder aux fameux postes à responsabilités.

Et voilà qu’apprendre, distinguer, connaître, analyser, discerner deviennent des mots clés essentiels de notre société, et que les nouvelles technologies y ont leur rôle à jouer. Un rôle de stockage, un rôle de lien, un rôle de soutien, tout comme un rôle d’égalité.

Du temps au temps

À quoi cela ressemble-t-il d’apprendre à l’ère des nouvelles technologies ? Nous avons tenté de l’illustrer au travers de témoignages et d’interviews de ceux et celles qui apprennent aux autres et des autres. Ce parcours découverte commence avec Claudie Haigneré, médecin, astronaute, ministre. Elle nous livre un formidable témoignage sur sa carrière, sur son insatiable curiosité et son envie de transmettre ce qui l’a amenée à viser les étoiles.

François Taddei, chercheur et directeur du Centre de Recherche Interdisciplinaire, nous invite ensuite dans cette société apprenante faite d’intelligence collective qu’il espère voir émerger. Les artisan·es du savoir, professeur·es et formateurs·trices livrent ensuite leur vision de la pédagogie numérique, tandis que les apprenant·es en disent un peu plus sur leur façon d’apprendre et sur leurs devoirs d’apprendre à l’heure de la connexion Internet. De quoi prendre ensuite un peu de hauteur sur nos usages, sur le nouveau visage des musées post-Covid, puis sur notre rapport à l’autre par le numérique au cours d’un entretien avec la sociologue Laurence Allard, avant de s’interroger aussi sur le poids de la fracture numérique dans notre société.

 

Ce temps de recherche, d’analyse, d’échanges, ce temps de transmission que nous vous livrons aujourd’hui sur papier, nous avons pu le réaliser grâce à vous, vous qui nous soutenez depuis le début, vous qui nous avez soutenues lors de notre dernière campagne de financement participatif, vous qui nous découvrez. Merci pour cette confiance, cet engagement partagé, pour ces petits mots, ces encouragements, ces échanges qui nourrissent le magazine.

 

En ces temps incertains, prenez soin de vous et de vos proches, et à bientôt !

Bonne lecture.

 

Aurore Bisicchia & Sophie Comte,
cofondatrices de Chut ! magazine