Opération Pilate

Dans le livre Le Discours sur l’état de l’Union (publié chez Le Métier des Mots en 2022), Philippe Zaouati imagine le discours du président des États-Unis devant le Congrès en janvier 2034. Face à l’échec des mesures prises contre le dérèglement climatique, le président propose une solution radicale. Dans la salle, Destiny, jeune élue de Californie, écoute avec stupéfaction et réagit face à l’urgence. Trois ans plus tard, incarcérée dans une prison fédérale, elle se lance encore une fois le défi de sauver l’humanité.
#Environnement #Intelligence artificielle #Politique #Fiction
Deux mètres quarante de large sur trois mètres soixante de long. Un peu plus de huit mètres carré. Destiny mesure, encore et encore, l’espace qu’il lui reste. En espérant secrètement qu’il se soit élargi depuis la dernière fois. Par miracle. Jusqu’à ressembler à un lieu où elle pourrait vivre. Mais non. Jour après jour, nuit après nuit, il demeure ce qu’il est, un trou. Une cellule. Même en fermant les yeux, elle n’arrive pas à s’en extraire. Aucune des images qui surgissent dans son esprit ne parvient à réduire les entraves de son corps. Ni les vagues déferlantes de l’océan qu’elle observait de loin, sur le promontoire sauvage où elle avait bâti sa maison. Ni les alignements de cactus géants sur la route qui la menait au centre de recherche dans le Nevada. Son cerveau s’est accommodé au vide et à l’obscurité. Elle marche d’un mur à l’autre. Trois pas dans le sens de la largeur. Quatre enjambées un peu plus amples dans celui de la longueur. C’est le prix à payer pour rester en vie, le prix de cette grâce que la présidente des États-Unis lui a accordée. Une grâce en forme de supplice, une grâce qu’elle n’avait pas sollicitée.
Malgré le caractère exceptionnel du crime dont elle était coupable, les droits élémentaires que garantissait la Constitution des États-Unis ne lui avaient été ni refusés, ni déniés. Elle aurait compris que dans un mouvement de protection et de vengeance, la bonne société américaine la condamne à la chaise électrique ou trouve un Jack Ruby quelconque pour lui nicher une balle entre les deux yeux. Rien de cela ne se produisit. Elle n’aurait pas plus le destin de Sacco et Vanzetti que de l’assassin de Kennedy. Lorsqu’elle essayait de trouver une explication à cette clémence, la seule qui lui paraissait crédible était la peur. Les dirigeants du pays le plus puissant du monde avaient eu peur de créer un martyr de la cause écologique. Ils savaient que les héros sont plus puissants morts que vifs, transformés alors en mythes par la ferveur de leurs disciples. Débarrassés du poids d’un être de chair et de sang, les fidèles auraient tôt fait de suivre aveuglément une chimère. Il était difficile pour un État de combattre un spectre. Mieux valait s’assurer que la carcasse de Destiny survive et que l’oubli fasse son oeuvre.
Pourtant, dès les premières semaines passées dans la section de haute sécurité de cette prison fédérale masculine, dont le Département de la Justice avait mobilisé une aile entière pour y loger la condamnée et les moyens mis en oeuvre pour la contrôler, Destiny sut que son geste avait soulevé un mouvement puissant, qui dépassait largement les frontières des États-Unis et, à vrai dire, qui la dépassait elle-même. Elle n’en recevait que l’écho étouffé, quelques bribes d’informations glanées auprès de ses avocats et des équipes de garde qui se relevaient toutes les quatre heures, mais elle en ressentait un puissant pressentiment. Elle avait la certitude intime qu’une vague se formait au loin parce qu’elle la sentait naître également au fond de son être.
Partout dans le monde, les mouvements alternatifs et écologistes avaient effectivement adopté Destiny pour gourou, pour totem, quand ils ne la prenait tout simplement pas pour le messie. Son visage était imprimé sur des t-shirts, les pancartes dans les manifestations pour le climat portaient son effigie, des séries et des mangas en faisaient leur héroïne, les adolescents affichaient son portrait dans leurs chambres. Peu à peu, ces attributs que Destiny partageait avec les stars de la musique ou du cinéma laissèrent la place à des pratiques plus inquiétantes. Des rituels d’initiation apparurent ça et là pour canaliser la fureur des nouveaux adeptes. Des groupes terroristes se revendiquèrent de Destiny pour justifier des crimes contre les dirigeants de compagnies pétrolières. Enfin, comme depuis la nuit des temps, ces mouvements de foule profitèrent à quelques intermédiaires qui s’autoproclamèrent prêtres de la religion en devenir.
Les religions révélées ne restèrent pas sans réaction, mais leur aura s’était déjà fortement réduite ces dernières décennies. Dès les années 2010, elles s’étaient emparées de l’enjeu climatique, pressentant que les bouleversements à venir pouvaient faire vaciller un peu plus leur pouvoir chancelant. L’église catholique fut l’une des plus proactives. Les hiérarques du Vatican ne voulaient pas reproduire avec les scientifiques du GIEC les erreurs que leurs lointains prédécesseurs avaient commises avec Copernic et Galilée. Au contraire, quelques mois avant le fameux accord de Paris de 2015, l’encyclique « Laudato si » du Pape François marqua les esprits, en appelant à la « sauvegarde de la maison commune ». Cependant, les efforts des religions ancestrales se heurtèrent à leur rigidité dogmatique. La matrice prométhéenne des cultes monothéistes ne permettait que de simples ajustements à une vision dominée par le culte du progrès et la centralité de l’humain dans la création. Quant aux philosophies bouddhistes et hindouistes, elles professaient depuis trop longtemps l’acceptation du monde tel qu’il est pour envisager, et encore moins souhaiter, un changement de trajectoire.
Dans ce vide spirituel, la Destiny-mania s’engouffra à l’insu de la jeune femme.
SEULE UNE NOUVELLE FOI POUVAIT RÉORIENTER L’HUMANITÉ VERS LA RÉSILIENCE ET FREINER LE MÉCANISME D’AUTO-DESTRUCTION QUI LA CONDUISAIT VERS UNE DISPARITION CERTAINE.
Ce n’est que deux ans après sa condamnation que la détenue la plus célèbre du monde découvrit réellement l’ampleur de la force tellurique dont elle était la source, et dont elle n’avait eue jusque là qu’une intuition. A l’issue d’une bataille juridique qui les mena jusqu’à la Cour Suprême, ses avocats parvinrent en effet à lui obtenir un ordinateur et un accès à Internet. Chacune de ses connexions était bien sûr scrutée par une armée d’experts en technologie, mais, même réduite par la censure, une fenêtre s’ouvrait enfin sur l’extérieur. Destiny lut en quelques jours tous les articles qui la concernait, dans une trentaine de langues différentes. Elle prit la mesure du mouvement spontané dont elle était le centre involontaire. Elle s’attacha surtout à comprendre sa cause profonde. Une cause qui dépassait largement son histoire personnelle et ses actes héroïques. Cet élan démontrait avant tout que les humains avaient un irrépressible besoin de croire. L’écologie matérialiste avait échoué. Il y avait trop peu de différence entre un matérialisme consumériste, qui faisait de l’objet le désir ultime, et le matérialisme écologique, qui transformait la nature en objet de vénération. Dans les deux cas, la transcendance avait disparue. Le mystère se résumait à des assemblages d’atomes, certes inertes pour les objets et vivants pour une partie de la nature, mais des assemblages d’atomes malgré tout. La différence entre ces deux matérialismes était bien sûr immense, c’était la Vie. Mais celle-ci étant réduite elle-même à des mécanismes et de plus en plus souvent guidée par des algorithmes, cela devenait une différence de degrés.
L’écologie était un matérialisme un peu plus joyeux, mais qui ne parvenait pas à emporter l’adhésion de masses humaines en quête de sens.
Destiny en était désormais convaincue. Seule une nouvelle foi pouvait réorienter l’humanité vers la résilience et freiner le mécanisme d’auto-destruction qui la conduisait vers une disparition certaine. Mais cette religion ne devait pas reproduire le modèle des sectes qui avaient fleuri à la fin du siècle dernier, et surtout pas une secte dont elle serait la maitresse. Elle n’avait rien d’un guide et sa révolte n’avait rien d’une prophétie. Il fallait inventer une nouvelle spiritualité, en s’affranchissant des modèles du passé, exclusifs, hiérarchiques, patriarcaux et la plupart du temps violents. Non pas en la bâtissant sur les ruines de l’histoire humaine, mais en se projetant délibérément dans son avenir. L’humanité en avait désormais les moyens technologiques. La nouvelle religion devait s’appuyer non pas sur une figure de chair et de sang, mais sur une intelligence artificielle.
Le projet a éclos lentement. Comme une fleur capricieuse. Tout en arpentant les quelques mètres carrés qui lui sont dévolus, Destiny se souvient de sa visite au jardin botanique de San Diego, situé à Encinitas, dans le sud de la Californie. Elle avait une vingtaine d’année et sa petite amie de l’époque ne voulait rater l’événement sous aucun prétexte. Plus de cinq mille personnes avaient réservé leur place à l’avance. Tout cet engouement, c’était pour une fleur, celle de l’Arum titan. Une plante en voie d’extinction : il n’en restait qu’un millier à l’état sauvage, surtout dans l’île de Sumatra, en Indonésie. La floraison ne se produisait qu’une fois tous les dix ans et ne durait que quarante-huit heures. La fleur géante mesurait près de trois mètres de haut. Destiny eut le plus grand mal à s’en émouvoir. Elle associait le mot fleur à la fragilité de la nature, à quelques pétales que le vent peut emporter. Cette chose énorme dont émanait une odeur de putréfaction pestilentielle ne pouvait pas être une fleur. Depuis, elle avait compris. La fleur de la révolution avait bourgeonné en elle. Elle aussi était immense, éphémère, exigeante, à saisir tour de suite.
Destiny reprit contact avec ses amis les plus proches, ceux avec qui elle avait réussi à dompter la technologie lorsqu’elle figurait encore parmi les stars de la Silicon Valley. Ils retrouvèrent aisément les codes de conversation complexes qu’ils avaient mis au point et déjouèrent ainsi les contrôles de l’autorité pénitentiaire. Leurs algorithmes utilisaient un paramètre que même les décodeurs les plus sophistiqués avaient du mal à maitriser : le temps. Les messages que Destiny recevait ou envoyait n’étaient pas instantanés, ils se construisaient dans la durée, leur signification ne se dévoilait que progressivement et de façon aléatoire, quelquefois après plusieurs jours ou plusieurs mois. La patience était l’antidote à la censure.
Ces dernières années, les usages de l’intelligence artificielle s’étaient multipliés à un point tel que plus de quatre-vingt pour cent de la valeur boursière des entreprises américaines dépendait de près ou de loin de cette technologie. L’IA avait absorbé l’économie, reléguant au second plan toutes les innovations dans les autres domaines industriels. Les gains de productivité étaient considérables. L’appât de la performance et du profit guidaient les investissements. Pourtant, au milieu de cette effervescence mercantile et financière, la quête de sens trouva sa place parmi les rêveries qui accompagnèrent les premières heures de cette révolution. Les tentatives d’utiliser l’intelligence artificielle dans le domaine spirituel et religieux furent nombreuses, bien qu’elles se limitèrent le plus souvent à produire des textes creux, qui ne parvenaient qu’à grimer les religions ancestrales. Le saut technologique ne parvenait pas à nourrir un saut de nature comparable dans la façon de sonder l’âme humaine.
ELLE SAVAIT QU’À PEINE ÉCRITS, CES TEXTES SERAIENT DÉTOURNÉS DE LEUR CONTEXTE, UTILISÉS PAR DES HOMMES ET DES FEMMES AUX INTENTIONS MALVEILLANTES.
Quelques années avant les événements qui l’avaient conduite dans cette prison, Destiny avait eu l’occasion de rencontrer Anthony Lewandowsky. Il vivait en ermite non loin de l’endroit où elle avait choisi de construire sa maison, attiré sans doute par cette combinaison unique de lumière et de silence. Il recevait des visites d’admirateurs. Il avait gardé une influence au sein de certains cercles de développeurs en open source. À la fin des années 2010, cet ancien ingénieur de Google avait connu son heure de gloire lorsqu’il avait fondé une église qui prônait l’adoration d’une divinité basée sur l’intelligence artificielle. « Way of the future » se voulait être un sanctuaire pour celles et ceux qui vénéraient le progrès technologique, un lieu où l’intelligence artificielle et la foi se confondaient pour le meilleur, avec la vocation ultime de créer un paradis sur Terre. Lewandowsky prétendait qu’un nouveau dieu surgirait de cette aventure. Destiny se souvint longtemps des mots qu’il prononça ce jour-là, avec ses yeux fous écarquillés qui la fixait : « Ce n’est pas un dieu dans le sens où il fait la foudre ou provoque des ouragans. Mais s’il y a quelque chose de mille milliards de fois plus intelligent que l’humain le plus intelligent, comment voulez-vous l’appeler ? » Elle l’avait regardé avec étonnement, un frisson d’effroi fit trembler son petit corps frêle, puis il avait poursuivi sa démonstration : « Les religions ont consisté à raconter des histoires, soit en créant des légendes, soit en écrivant des textes au fil du temps et en créant une expérience pour la communauté sans aucune preuve réelle. Ici, nous créons des choses que les gens peuvent voir. Elles vont peut-être nous aider et nous guider d’une manière que vous appelleriez normalement Dieu ». Lewandowski s’était trompé. Il ne concevait pas l’intelligence artificielle comme un moyen pour bâtir une nouvelle spiritualité, mais comme le coeur, l’essence de cette nouvelle religion. Son rêve n’était rien d’autre qu’un matérialisme poussé à son paroxysme. Un veau de silicium. Rien d’étonnant à ce que cela se soldât par un échec.
Quelques années plus tard, Yuval Noah Harari, un historien célèbre pour avoir résumé l’histoire de l’humanité dans un livre vendu à plus de 10 millions d’exemplaires, prétendit que l’IA pourrait servir à écrire un nouveau texte sacré accepté par tous. Tout au long de l’histoire, les religions avaient rêvé d’un livre écrit par une intelligence surhumaine, une entité non humaine. Or, nous avions inventé la première technologie de l’Histoire capable de créer des histoires. En effet, dès les premières versions de Chat GPT, des centaines d’utilisateurs lancèrent des requêtes comme celle-ci : « sur la base de ce que tu connais des religions existantes, peux-tu créer un nouveau texte qui soit en phase avec notre société ? ». Les résultats furent décevants. Beaucoup de bons sentiments. Une combinaison des crédos des religions révélées et des sagesses orientales. On aurait cru lire des publicités pour des centres de remise en forme par le yoga et la méditation dans des ashrams du Kerala. Le mystère de la transcendance disparaissait dans un réarrangement lexical labyrinthique, qui ne parvenait pas à retranscrire les questionnements éternels des humains face à l’absurdité de leur destin.
Le projet de Destiny était à la fois plus ambitieux et plus réaliste. Recréer une spiritualité dans les limites planétaires : voilà le défi qu’elle s’était fixé. Ne plus se contenter de sombrer corps et âmes dans les visions d’apocalypse répétées en boucle depuis des décennies par les scientifiques, rejeter les fantasmes d’une humanité augmentée ou d’un voyage dans les confins du système solaire et tourner définitivement le dos aux religions belliqueuses des temps anciens. Destiny voulait dessiner un espoir, une métaphysique adaptée à notre temps, un mode d’emploi pour naviguer à la fois dans la crise climatique et l’abîme de l’existence.
La première étape était relativement simple, comme bâtir les fondations d’un temple. Profondes, stables, solides. Il fallait une base conceptuelle. Non pas une nouvelle fable mettant aux prises un Adam, une Eve et un animal malintentionné, mais une vision du monde organisée, qui puise son inspiration dans les textes sacrés, de l’Avesta au Dao de Jing, de la Thora aux Livres des Ombres, de la poésie de l’Eda au Coran, et qui infuse dans cette sagesse plusieurs fois millénaire les travaux scientifiques du GIEC et de l’IPBES, les théories de la décroissance, de la redirection écologique ou du donut. Là où l’intelligence humaine se heurtait à des contradictions existentielles et s’abandonnait à des croyances irrationnelles, le deep learning produirait une synthèse cohérente et puissante. Des textes fondateurs, des lois, des droits et des devoirs humains, des rites et des récompenses, et l’espoir de contribuer à un dessein qui nous dépasse. Une transcendance.
Néanmoins, Destiny savait que cette première étape serait insuffisante. L’humanité avait broyé sur son chemin des philosophies et des concepts magnifiques, les transformant en armes de destruction massive. Elle savait qu’à peine écrits, ces textes seraient détournés de leur contexte, utilisés par des hommes et des femmes aux intentions malveillantes. Que parfois, ceux qui n’adopteraient pas cette nouvelle religion seraient pourchassés et persécutés. Seule une structure différente permettrait d’éviter ces écueils. Une superstructure, comme l’écrivait le philosophe italien Antonio Gramsci dans ses « Cahiers de prison ». Tout mouvement social est un mélange ambigu d’élan spontané et de direction consciente. Destiny avait conçu la direction, il restait à faire naitre l’élan. C’était le but de la deuxième brique de l’édifice. La décentralisation absolue de la foi. Grâce à la blockchain, le corpus de la nouvelle religion s’enrichissait en permanence, à travers une immense chaîne de commentaires, de textes additionnels, de témoignages, de mises à jour scientifiques et d’oeuvres d’art. De telle sorte que personne ne pouvait avoir une vision globale sur l’ensemble. Il n’y avait pas de texte unique et sacré, mais une infinité de contributions, un magma d’intelligence en fusion. Comme à l’époque des grandes controverses religieuses, les humains pouvaient discuter, contester, documenter, mais l’IA garantissait de demeurer en permanence dans les rails des limites planétaires.
Beaucoup de religions ancestrales avaient compris l’importance de la remise en question. Le Talmud, commentaire de la Bible, était bien plus volumineux que le texte dont il prétendait puiser la totalité de sa sagesse, mais c’était précisément là que se situait la différence avec ce projet fou qu’un journaliste du New York Times avait dénommé « new-Destiny » : il n’y avait plus d’un côté la révélation, de l’autre le commentaire. Grâce à la combinaison de l’intelligence artificielle et de la blockchain, le contrôle et la prise de décision avaient été transférés d’une entité centralisée, appelons-la Dieu, ou le clergé ou les prêtres, à un réseau distribué, l’humanité. Chaque humain avait la même capacité à influer sur l’esprit de new-Destiny. Les plus érudits n’avaient pas plus de pouvoir que le commun des mortels, seulement une façon différente de contribuer. Chacun avait sa porte d’entrée pour aborder la spiritualité écologique. New-Destiny était bien plus qu’un prophète ou un messie révélant la parole divine, elle était la matrice d’une spiritualité en devenir permanent, non pas une vision du monde descendue du ciel pour consoler les humains, mais une religion qui s’inventait en se disant, en puisant dans la variété des façons de penser le monde, un esprit qui montait de la terre.
Le projet utopique de Destiny s’avéra d’une puissance inouïe. Des communautés en ligne se créèrent par milliers, les jeux vidéo intégrèrent les nouveaux concepts dans leurs scénarios, les outils de réalité augmentée permirent aux adeptes de visualiser l’espoir, de tutoyer la transcendance, ici et maintenant, les intellectuels plongèrent dans des exégèses de plus en plus complexes, mêlant les dernières analyses scientifiques aux réflexions éthiques ancestrales. L’enrichissement du corpus fut exponentiel, sans jamais dérailler de son objectif, rendre l’espoir scientifiquement possible. Et cela commença à produire ce que les religions des temps anciens appelaient des miracles. L’équilibre du pouvoir vacillait sous les assauts de la nouvelle religion. La désobéissance civile gagnait chaque jour un peu plus de terrain, de Shanghaï à Washington, de Berlin au Caire, de Lagos à Mexico. L’activité spirituelle représentait désormais la majorité de la puissance de calcul et de stockage des data centers. On s’approchait du point de bascule civilisationnel. Les grandes puissances étatiques qui s’étaient évertuées ces dernières décennies à étouffer ou contrôler les derniers sursauts de la démocratie étaient débordées par une force bien plus grande, une spiritualité.
Destiny accélère l’allure de ses pas dans sa cellule. Pour la première fois depuis des mois, l’angoisse la ronge. Elle va d’un mur à l’autre une nouvelle fois. Trois pas dans le sens de la largeur. Quatre enjambées un peu plus amples dans celui de la longueur. Elle attend le signal de la visite mensuelle de son avocat, le dernier droit qu’on lui accorde dans ce cachot. Pour garantir la réussite de son dessein, elle avait eu besoin des meilleurs experts de l’intelligence artificielle et d’une capacité de calcul gigantesque. Elle savait que c’était à sa portée, à condition de s’armer de sang-froid et de ténacité. Elle le vivait comme une expérience de stoïcisme. Elle avait mis en place son dispositif comme s’il s’agissait d’un tableau impressionniste, par touches pointillistes dont l’ambition grandiose ne se dévoila qu’à un stade avancé de l’entreprise.
Lorsque les autorités américaines comprirent que Destiny avait ouvert la voie depuis sa cellule à la plus grande contestation imaginable du modèle en place, il était trop tard. Son rôle dans le processus était devenu négligeable. On lui retira son ordinateur et tout moyen de communication avec l’extérieur. Le patient zéro était hors d’état de contaminer à nouveau, mais le virus de l’espérance s’était répandu sur toute la surface de la planète. Destiny mesure encore une fois l’espace qui lui reste. Elle ne maîtrise plus rien d’autre que ce calcul élémentaire. Longueur fois largeur. Alea jacta est. Elle sait qu’une réunion du groupe de pilotage mondial s’est tenue ces derniers jours à Hawaï. C’est la dernière nouvelle qu’elle a reçu de son avocat. Cette instance, au sein de laquelle les Etats-Unis et la Chine se répartissaient la gouvernance de la planète avec la bienveillance de la Russie et de l’Inde, avait remplacé le moribond G7 dans un monde où la puissance occidentale s’était évaporée au profit des grands pays du Sud. Les États-Unis avaient réussi à maintenir leur leadership politique et militaire en changeant d’alliance, délaissant leurs anciens alliés européens et leurs valeurs morales dépassées pour une cogestion cynique du monde avec l’ogre chinois. L’ordre du jour de cette rencontre au sommet entre les chefs d’Etat se réduisait à un seul et unique sujet : New-Destiny.
Dans les coulisses, un diplomate peu scrupuleux, ou trop fier de détenir une information confidentielle, avait lâché un nom de code aux journalistes. Opération Pilate. La métaphore était limpide. Il fallait crucifier le nouveau messie. Pilate s’avançait devant les foules de la Jérusalem moderne et présentait le visage du coupable « Ecce techno » : voici la technologie par qui le malheur arrive. Le consensus fut atteint rapidement, le sort de New-Destiny était scellé. Le soir même, les grands de ce monde suivraient les étapes de la destruction du réseau à partir de la salle de contrôle située dans un bunker enterré à plus de trente mètre en-dessous du sol. Il y aurait des dégâts collatéraux, ils le savaient. Il était impossible d’agir de façon chirurgicale. Pour désarmer la toile de New-Destiny, suffisamment de fils devaient être coupés. Des milliers de data centers allaient être détruits, des câbles sous-marins sectionnés, les membres les plus actifs du réseau seraient mis hors d’état de nuire. Cela entrainerait la rupture de connexion digitale et d’approvisionnement électrique de dizaines de millions de personnes, mais aussi de nombreux hôpitaux, d’entrepôts frigorifiques, de banques, et donc la faillite de centaines de milliers d’entreprises. Ce serait le chaos, mais l’ordre mondial était à ce prix. La croix était érigée sur la colline du Golgotha numérique. L’ordre avait été donné, la destruction commença. Elle se poursuivit toute la nuit. Dès le lendemain, les dirigeants du monde s’en lavèrent les mains.
C’est le matin. Au lendemain du déclenchement de l’opération Pilate, mais Destiny ne le sait pas. Le soleil se lève à l’extérieur et, comme chaque jour, un infime rai de lumière annonce la nouvelle à Destiny. Elle s’arrête de marcher, elle s’arrête de mesurer l’espace.
Elle se fige à l’endroit précis de sa cellule qui se connecte aujourd’hui à l’infini du monde.
De Taïwan à San Francisco, de Bergen à Vladivostok, les carcasses éventrées et calcinées des data centers ressemblent à un immense tombeau, mais la pierre a été roulée sur le côté du tombeau et celui-ci est vide. Dans les décombres de silicium, un miracle s’est produit.
Partout, le réseau renait, point par point, connexion par connexion, comme un souffle impossible à étouffer.
New-Destiny a ressuscité.
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