Bruno Lévy : « Une machine à remonter le temps mathématique »
Bruno Lévy est directeur du centre Inria Nancy-Grand Est. Avec les astrophysiciens Roya Mohayaee et Sebastian von Hausegger, il a mis au point une méthode mathématique pour modéliser le mouvement des étoiles et des galaxies depuis l’origine de l’Univers. Pour Chut !, il explique les arcanes de cette drôle de machine à remonter le temps.
À quoi ressemble votre machine à remonter le temps mathématique ?
C’est un logiciel qui est le fruit du travail de chercheurs de différentes disciplines. Nos travaux sont à l’intersection de la physique, qui a pour objectif de comprendre le fonctionnement de l’Univers, des mathématiques, qui représentent un outil d’abstraction extrêmement puissant, et de l’informatique, qui permet de calculer les résultats. J’aime penser que les mathématiques sont comme des formules magiques et que l’ordinateur est la baguette magique qui leur donne vie. Le but de nos recherches est de mieux comprendre la trajectoire des galaxies. Pour cela, il faut avoir en tête le principe physique de « moindre action » : intuitivement, un corps suit la trajectoire qui lui permet de dépenser le moins d’énergie. Pensez à l’électricité qui, selon un adage commun, prend le chemin le plus court.
Que cherchez-vous exactement ?
Nous cherchons à comprendre comment les étoiles que nous observons dans le ciel sont arrivées là où elles sont aujourd’hui. Le modèle du Big Bang, qui prévaut aujourd’hui, décrit l’expansion de notre Univers depuis sa naissance, il y a 13,7 milliards d’années. Plus le temps passe, plus les galaxies s’éloignent les unes des autres. Un peu comme un cake au raisin qui cuit dans un four. Plus la pâte gonfle, plus les grains de raisin s’écartent les uns des autres. À l’aide de notre « machine à remonter le temps », on reconstitue à l’envers et sous forme de carte en 3D du cosmos les mouvements de centaines de mil- lions d’étoiles et de galaxies, jusqu’à l’origine de l’Univers, lorsqu’elles étaient proches les unes des autres.
À quoi ressemblait l’Univers il y a 13,7 milliards d’années ?
On pense qu’il était homogène à sa naissance. Ce devait être une sorte de soupe de matière et de lumière, en interaction constante, un peu comme dans le plasma d’une étoile où les électrons se déplacent indépendamment des noyaux des atomes. Et puis, au bout de 380 000 années, la température de ce plasma a diminué, les électrons se sont mis à tourner autour des noyaux des atomes. La lumière et la matière se sont alors dissociées et la lumière s’est propagée dans toutes les directions. On peut observer aujourd’hui cette lumière, sous forme de micro-ondes (qu’on appelle « le fond diffus cosmolo- gique », N.D.L.R.).
Que pouvez-vous trouver en remontant ainsi le temps ?
Pour bien comprendre, prenons un exemple et revenons au début de l’Univers. Lumière et matière sont mélangées. La lumière a tendance à pousser, et la matière à s’effondrer sur elle-même, créant ainsi un équilibre entre ces deux forces. Cet équilibre crée des ondes, répondant au nom barbare d’oscillations acoustiques des baryons, qui se sont propagées pendant les 380 000 premières années de l’Univers. Puis, lorsque la lumière s’est « libérée », ces ondes se sont figées dans la matière. Ces ondes sont comme des fossiles dont on retrouve la trace un peu partout dans l’Univers, dans la répartition des galaxies, mais ces « profils » d’ondes ont été brouillés, perturbés, lissés par toute l’histoire de l’évolution de la matière de l’Univers. On peut également observer une trace de ces profils d’ondes dans le fond diffus cosmologique : si on pouvait voir ces micro-ondes, on verrait des sortes de tâches dans le ciel dont chacune contient des informations sur ce qui s’est passé il y a 13,7 milliards d’années. Notre outil est capable de mettre en relation la répartition de la matière dans les galaxies et le fond diffus cosmologique en reconstruisant le profil d’ondes à partir d’une carte en 3D du cosmos, ce qui permet de le comparer avec les informations présentes dans le fond diffus cosmologique.
Quels mystères physiques votre outil pourrait-il dévoilé ?
Il y a des tas de choses qui ne vont pas dans notre compréhension de l’Univers. Par exemple, la mesure de la vitesse de rotation des étoiles autour des galaxies est contradictoire avec les paramètres de la théorie. Si on suit le modèle, les étoiles tournent tellement vite qu’elles devraient se disperser dans le cosmos. On suppose donc qu’il existe une matière dite « noire » qui maintient les étoiles autour des galaxies. Un autre mystère est de savoir pourquoi les galaxies s’éloignent de plus en plus vite les unes des autres. Là encore on suppose que c’est le fait d’une énergie dite « sombre ». On ignore la nature de la matière « noire » et de l’énergie « sombre ». De nouveaux modèles physiques sont créés pour tenter de répondre à ces questions, et notre machine à remonter le temps permet d’éliminer ceux qui ne correspondent pas à la réalité.
Quelle suite pour vos travaux ?
Nous sortons de la phase de simulation numérique et commençons la phase opérationnelle. Nous devons pour cela récupérer des données. Il faut aussi continuer à dé- velopper l’outil car se confronter à des données réelles engendre de nouveaux problèmes. Certaines portions du ciel sont masquées par les étoiles de notre galaxie, et nous devons donc travailler à partir d’une carte 3D partielle. Il est aussi plus facile de voir les galaxies qui sont proches de nous que celles qui sont loin, ce qui fait qu’on a pas la même précision dans les données partout. Notre mission va être de paramétrer ces irrégularités dans l’algorithme.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Inria.