À quoi ressemblera la viande de demain ?
Le secteur de la viande est secoué par des enjeux sanitaires, environnementaux et éthiques. Des voix s’élèvent pour ériger un nouveau modèle de production, plus respectueux de l’environnement et soucieux d’adopter de bonnes pratiques, sans toutefois tomber d’accord. On fait le point avec l’appui de l’IHEST (L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie).
La viande en débat
En l’espace de quatre mois, l’application Yuka, qui permet aux consommateurs d’obtenir des informations sur la composition des produits alimentaires et cosmétiques en scannant leur code-barres, a été condamnée à deux reprises pour « dénigrement » à l’encontre de la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs. En cause : la mauvaise note attribuée aux viandes transformées en raison de leur composition riche en nitrates.
Présents sous forme d’additifs dans les jambons, mortadelles et saucissons, les nitrates permettent d’augmenter le temps de conservation des aliments, mais sont régulièrement étrillés dans les études scientifiques pour leur potentiel cancérogène.
L’affaire est loin d’être anecdotique : si l’industrie agroalimentaire se mobilise ainsi, c’est qu’elle perçoit que l’évolution du rapport des consommateurs à la viande questionne un modèle d’élevage et de transformation, traversé par des enjeux brûlants d’actualité.
Une consommation qui évolue au fil du temps
La consommation de chair animale ne date pas d’hier. Apparue peu ou prou en même temps que l’agriculture, vers – 8000 avant notre ère, l’élevage est rendu possible par la domestication progressive des animaux. La consommation de viande est vite encadrée par les rites et les normes des différentes religions. Sous l’impulsion de la religion hindouiste, la vache devient un animal sacré, tandis que Juifs et Musulmans considèrent la viande de porc comme impure. En 732, le pape Grégoire III met un frein à l’hippophagie, pratique consistant à manger de la viande de cheval, couramment par les Gaulois pendant l’Antiquité, en la frappant d’un interdit qui ne sera levé officiellement en France qu’en 1866.
Pendant longtemps, consommer de la viande fut un marqueur social et un symbole d’opulence. Si Henri IV, selon une formule célèbre, mais probablement apocryphe, voulut que chaque Français pût « mettre la poule au pot » le dimanche, il fallut attendre le XXe siècle pour que les coûts de production baissent et mettent à portée de toutes les bourses une offre carnée en croissance exponentielle.
Aujourd’hui, la France est le premier producteur et consommateur européen de viande bovine. En 2018, selon le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, on dénombrait dans les élevages français pas moins de 18,5 millions de bœufs. Dans les filières porcine, ovine et caprine, le nombre de têtes par cheptel se compte en millions, tandis que volailles et poules pondeuses sont plus de 200 millions.
Si cette offre est pléthorique, c’est que les consommateurs sont au rendez-vous! Le marché de la viande s’est mondialisé et a profité de la croissance démographique et économique des pays émergents comme la Chine ou le Brésil. Selon l’INRAE, la consommation hebdomadaire moyenne de protéines d’origine animale d’un français est cinq fois supérieure à celle préconisée par Santé Publique France, même si elle diminue depuis les années 80 et qu’on observe de grandes disparités entre les consommateurs.
Que mange-t-on ?
Cette baisse est symptomatique de la fragilisation du secteur de l’élevage. Les critiques pointent du doigt les effets sanitaires, environnementaux et éthiques de la zootechnie. Ce terme, qui renvoie aux techniques mises en œuvre dans l’élevage, la sélection et la reproduction des animaux pour l’obtention de produits ou de services à destination des humains, est associé à l’élevage intensif et à l’industrie agroalimentaire.
En regroupant un grand nombre d’animaux sur un périmètre restreint, en ayant recours à des régimes alimentaires pauvres et peu coûteux et en administrant régulièrement des antibiotiques au bétail pour éviter les maladies, les fermes usines favorisent l’apparition de zoonoses — ces infections qui se transmettent de l’animal à l’homme dont la « crise de la vache folle » constitue sans doute l’épisode le plus connu _ , et favorisent la résistance aux antibiotiques chez les humains. . L’enjeu est de taille : ainsi les connaissances scientifiques permettent d’avancer que les maladies zoonotiques, favorisées par les conditions modernes d’élevage, sont à l’origine de 60 % des maladies infectieuses humaines. Quant à l’antibiorésistance, elle peut faire reculer de près d’un le progrès médical.
De plus, la concentration des animaux sur une même exploitation n’est pas le seul facteur mettant en jeu la santé des consommateurs. Si les apports nutritifs des protéines animales, par exemple la vitamine B12, sont indéniables, des études récentes soulignent le potentiel cancérogène de la viande rouge. Une nuance toutefois : contrairement aux charcuteries, dont la seule consommation entraîne une hausse du risque de cancer (notamment colo-rectal), les recommandations relatives à la consommation de viande rouge varient selon les catégories de population (âge et sexe) et le mode de préparation.
Consommer de la viande, c’est consommer des ressources
Sur les plans écologiques et environnementaux, qui occupent une place de plus en plus importante dans le débat public, la situation de la filière de l’élevage et des viandes n’est pas moins préoccupante. La part de l’alimentation dans l’émission de gaz à effet de serre dans le monde frôle les 30 %, l’élevage représentant à lui tout seul 14,5 % de l’empreinte carbone mondiale. La Loi Climat et Résilience, adoptée le 24 août 2021, astreint les cantines scolaires à proposer un repas végétarien hebdomadaire aux élèves et étend à la restauration collective privée l’obligation de servir des repas contenant 50 % de produits durables et de qualité, dont 20 % de bio et 60 % de viande et de produits de la pêche de qualité.
Les mauvaises performances environnementales des producteurs de viande s’expliquent tant par le rejet dans les sols et des cours d’eau des effluents d’élevage et des fertilisants azotés que par la réquisition massive des terres arables. En effet, l’élevage accapare 30 % des sols mondiaux, dont 70 % sont des terres agricoles. Par ailleurs, 40 % de la production de celles-ci est consacrée à l’alimentation du bétail, mettant parfois en péril la sécurité alimentaire de certains pays. Faire prévaloir des modèles d’élevage extensifs permet de sortir quelque peu de ce cercle vicieux en préservant les prairies naturelles, véritables puits à carbone, mais le problème reste entier.
D’une part parce qu’il est difficile de quantifier de façon précise les émissions de gaz à effet de serre produites tout au long de la chaîne de valeur de l’élevage et, d’autre part, parce que les besoins de la filière sont tels qu’ils fragilisent d’autres ressources jouant un rôle majeur dans la préservation de la biodiversité et la limitation du réchauffement climatique. Les besoins alimentaires du bétail ont de réels impacts environnementaux et précipitent l’épuisement des ressources. On sait par exemple que la production d’un kilogramme de viande bovine nécessite 15 500 litres d’eau douce, contre 600 litres en moyenne pour un kilo de blé, et que la culture du soja, utilisé pour nourrir les animaux, est en bonne partie responsable de l’accélération de la déforestation.
Une nécessaire transition
Des voix s’élèvent pour dénoncer l’empreinte environnementale de l’élevage intensif et plaident en faveur d’une transition agroécologique dans laquelle le marché de la viande serait plus restreint et plus qualitatif. Parmi elles, on retrouve des chercheurs et chercheuses, mais aussi des professionnels de la filière de la viande (éleveurs, bouchers, cuisiniers, entreprises du secteur agroalimentaire) soucieux de faire de l’élevage l’un des maillons d’une agriculture raisonnée, respectueuse de l’environnement, des animaux et des éleveurs.
Mais cette évolution ne va pas de soi, les intérêts divergent parfois à l’intérieur du secteur et le poids des différentes organisations professionnelles est déterminant dans leur capacité à influer, ou non, sur les pouvoirs publics. Si les partisans d’une transition agroécologique espèrent trouver des réponses institutionnelles à leur désir d’une filière plus verte, ils n’en demeurent pas moins conscients que le principal levier d’action pour faire bouger les lignes reste la diffusion des connaissances scientifiques et l’éducation aux enjeux de la viande dès le plus jeune âge.
Des débats encore vifs
Les scénarios de transition restent sujets à débat. Pour certains, le droit des humains à exploiter d’autres espèces ne va pas de soi. De plus en plus visible dans l’espace médiatique et politique contemporain, le combat contre la souffrance animale remonte pourtant au XIXe siècle. Fondées respectivement en 1824 et 1845, en Angleterre et en France, la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals et la SPA, qui militent pour la prise en compte du bien-être animal, sont les fondations pionnières du courant « welfariste ». Celui-ci s’inscrit dans la lignée des idées antispécistes développées par des penseurs d’envergure, comme le philosophe anglais Jeremy Bentham ou le naturaliste Charles Darwin, célèbre pour ses travaux sur l’évolution des espèces.
Admise par les scientifiques sous le terme de « sentience », la reconnaissance de la sensibilité des animaux a obtenu gain de cause auprès des législateurs ces dernières décennies. En 2015, une modification apportée au Code Civil indique que les animaux ne sont plus considérés comme des meubles, mais comme des « êtres vivants doués de sensibilité », ancrant dans le marbre un principe déjà inscrit en 1976 dans l’article L-214 du code rural.
Du côté des professionnels de la filière viande, reste alors à trouver comment articuler les arguments de rentabilité et les traditions d’abattage avec la préoccupation d’une part croissante de la population pour le bien-être animal (85 % des Français disent ne pas cautionner l’abattage d’animaux conscients).
Doit-on abolir la viande ?
Plus récemment, le discours des « abolitionnistes » a élargi le cadre éthique posé par les « welfaristes » en se donnant pour objectif de mettre fin à toute forme d’exploitation des animaux par les humains, que ce soit pour produire de la viande, du cuir, du lait ou du miel. Pour ces militants issus du monde associatif, le problème de la souffrance animale dépasse la question de la consommation de viande et trouve sa solution dans le véganisme.
Entre les associations abolitionnistes comme L-214 OU PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) et les partisans du scénario « business as usual » — dans lequel les techniques énergivores du secteur de l’élevage perdurent — émerge un autre modèle centré sur la production de viande artificielle. Portée par le boom économique de la foodtech, le secteur a le mérite de trancher le débat en proposant des viandes synthétiques, cultivées en laboratoire à partir de cellules animales, ou dérivées de végétaux, ou sans avoir recours à l’abattage. Une solution innovante, adossée à une technologie de pointe, mais dont l’acceptabilité sociale et culturelle pose question, tant cela modifie en profondeur le rapport de l’homme aux autres espèces vivantes.
Les enjeux sanitaires, environnementaux et éthiques relatifs à la production de viande n’ont pas fini de mettre du pain sur la planche de toutes celles et ceux qui inventent le modèle alimentaire de demain.
Article réalisé avec l’appui du rapport « “La viande en question”, promotion Michel Serres, cycle national 2020-2021 de l’IHEST (L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie).