Qu’est-ce que le self-tracking ? Quelle différence avec la quantification de soi ?

La quantification de soi, c’est l’idée qu’on peut mieux se comprendre à travers la mise en chiffres de soi. Le self-tracking a un sens plus large. On peut garder une trace de ses communications, de ses activités en ligne sans forcément être dans une dimension chiffrée. Mais les deux pratiques se retrouvent dans le même marché des biens de consommation et des applications pour mesurer des activités : capteurs, compteurs, et, plus récemment, montres connectées.

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Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux aspects quotidiens du self-tracking ?

À la base, les outils d’automesure sont conçus pour mesurer les performances sportives ou l’adéquation avec des indicateurs de santé, à l’aide de valeurs définies par des institutions. Au cours des années 2010, les capteurs se sont miniaturisés. Des « bidouilleurs » se sont appropriés ces outils et les ont utilisés dans des actes plus intimes. Je me suis rendu compte que la mesure des pas quotidiens ou d’autres gestes — arroser les plantes, sortir le chien — constitue une appropriation opportuniste originale des capteurs, pour s’aider à routiniser des comportements. À l’époque où j’ai commencé à étudier ce sujet, il y avait déjà une tension dans le débat public entre des gens pensant que ces outils étaient aux mains d’un marché promouvant la généralisation de la surveillance et d’autres vantant la transformation des comportements vers moins de sédentarité, plus de sommeil, etc. J’ai donc cherché à étudier la réalité de ces pratiques.

Quels sont les principaux résultats de vos recherches ?

J’ai surtout travaillé sur le comptage des pas et du sommeil, à partir des données obtenues via des questionnaires et des entretiens menés lors d’enquêtes. Ce qui est important, c’est que ces gens ont un usage auto-prescrit des self-trackers. Ils portent un regard bienveillant sur cette pratique car ce sont eux qui décident quand commencer et quand arrêter. Les gens qui se sont prêtés à l’étude avaient toutes sortes de capteurs : des montres connectées Apple non dédiées au self-tracking, des montres connectées spécialement conçues pour le sport, des applications dédiées au sommeil comme Sleep Cycle, ou plus généralistes (Health). J’ai alors dégagé deux types d’usages. Le premier relève du diagnostic et de la correction. Cela concerne par exemple des personnes qui vérifient leur temps de sommeil parce qu’elles se sentent fatiguées, sans pour autant regarder le tracker tous les jours. Le second renvoie à une logique de plaisir éprouvée à manipuler des chiffres, qui pousse à garder un lien avec une pratique qu’on aime se voir faire. Cette logique est aussi présente chez des personnes ayant connu des périodes de troubles alimentaires ou de maladies, qui trouvent dans le comptage des pas ou du sommeil les moyens d’un contrôle moins anxiogène sur elles-mêmes.

Qui sont les personnes qui utilisent ces outils ?

D’un point de vue social, la pratique quotidienne du self-tracking est beaucoup plus répandue chez les populations au capital socio-culturel fort que chez les classes populaires. C’est un public qui a souvent appris à maîtriser son temps et son apparence lors de ses études, et qui n’est pas la cible des politiques publiques en matière de prévention de santé. Toutefois ces résultats proviennent d’une étude menée en 2017 et j’imagine qu’aujourd’hui ils seraient légèrement différents. Certaines applications comme celles de suivi des menstruations se sont diffusées largement dans toutes les couches de la population. Regarder le nombre de pas effectués lors d’un jour exceptionnel — shopping ou visite d’une grande ville par exemple — est également un geste qui se banalise.

Qu’est-ce que ces pratiques racontent de notre époque ?

Ces outils de self-tracking participent à socialiser les gens à des comportements, à des pratiques d’hygiène de vie : la norme des 10 000 pas par jour ou une logique de scoring sur le temps de sommeil. Les gens s’emparent des normes véhiculées par ces outils de façon très souple, sans masochisme. Ceux qui respectent la norme sont heureux de le constater, ceux qui s’en éloignent peuvent se dire qu’ils vont être aidés à réajuster leur pratique. Tous gardent le plus souvent un regard bienveillant sur eux-mêmes. Un point ambivalent c’est que cela banalise l’idée de faire deux choses en même temps. Les personnes que j’ai étudiées avaient un certain plaisir à noter que le fait de faire du shopping, de danser jusqu’à 5 heures du matin ou de faire le ménage leur faisait faire plus de pas et donc participait de leur hygiène de vie. Cette réflexion comporte quelques écueils car elle valorise trop hâtivement des temps et des mouvements qui ne sont pas tous bons pour la santé (trépignation, décalage de l’horloge chronobiologique) : ils n’équivalent pas à de la marche du point de vue des bénéfices pour la santé. On peut ainsi voir dans l’invitation au self-tracking une forme d’injonction à renforcer le potentiel d’utilité de son temps et à enrôler l’activité physique dans d’autres activités. Plus généralement, la diffusion d’une culture du monitoring du chiffre et de la performance, fortement ancrée dans les classes aisées, est déroutante car elle décroche des logiques de santé.