SANS QU’IL S’AGISSE d’une critique générale de l’usage du numérique à l’école, ce type de situation peut avoir pour effet de plonger tout parent (trop ?) attentionné dans un abîme de questions existentielles. Dans quelle condition dois-je accompagner mon enfant ? Dois-je le laisser accéder à un appareil de la maison, le cas échéant seul ? Dois-je l’aider ou ne pas l’aider ? Quelles conséquences auront ses réponses sur son parcours pédagogique à l’école ? Sur son évaluation ? Sur son futur ? Les questions d’un parent angoissé pourront être infinies, alors que les cadres où les poser risquent de se faire rares. Si bien que les usages dépendront des manières de faire de chacun. Toutes les familles auxquelles ce genre d’application sera proposée n’auront probablement pas du tout la même expérience. Ainsi, l’apprentissage différencié va bien au-delà du seul parcours d’apprentissage de la lecture pour chaque élève. Il touche la relation à l’école dans son entièreté.

De l’importance de transformer les questions techniques en questions sociales et collectives

Le simple fait d’introduire un outil pose des milliers de questions. C’est précisément pour faire face à ce type de situations que nous avons impulsé Café IA : pour offrir des espaces-temps au cours desquels des publics partageant un point d’intérêt commun en lien avec l’IA, et plus largement le numérique, peuvent échanger et construire leur propre parcours. Ici, nous pouvons imaginer que l’organisation d’un simple moment d’échange entre parents et enseignants permettrait de clarifier les conditions d’usages de tel ou tel outil. De la plus futile à la plus cruciale, toutes les expériences, impressions, craintes, idées ou espérances doivent pouvoir être partagées, même si ce n’est que pour un court instant et pour créer un peu de connivence dans une communauté scolaire en fragmentation perpétuelle.

Partout où un lien technologique s’établit, nous devons redoubler de liens sociaux. Et redoubler d’efforts pour les faire advenir. Il y a de nombreux intérêts à faire des questions technologiques des questions collectives. D’abord, le passage par le collectif permet de rendre nos choix plus effectifs. Là où des lignes de conduite individuelle sont souvent prodiguées dans la relation au numérique, nous devons au contraire trouver des solutions collectives, à portée de main et donc de proximité. La question de la relation au numérique, qu’il s’agisse d’IA ou de temps d’écran, n’est pas une question que nous pouvons résoudre seuls dans notre coin. Tout seul, aucun choix n’est possible. Par contre, à l’échelle d’une classe, d’une école, de représentants de parents… il le devient. Et ce sera un pas de plus fait dans le sens de la démocratisation de l’institution scolaire.

C’est le bon moment pour lancer ces dynamiques démocratiques de proximité. Car malgré les discours enflammés de part et d’autre, l’IA et le numérique restent encore loin de transformer profondément le paysage éducatif. Ce qui n’est pas plus mal d’ailleurs pour opérer des choix justement, car visiblement les attentes qu’on peut avoir de l’intégration de l’IA dans l’éducation peuvent fortement diverger. Ainsi, la dernière consultation publique en ligne réalisée sur l’IA en partenariat avec Make.org1 (près de 12 000 participants et plus de 120 000 votes, sur plus de 600 propositions) nous dit la chose suivante : si les participants expriment une forme de consensus sur la nécessité de diffuser dans l’entièreté de la population des clefs de compréhension sur les enjeux technologiques et sociétaux de l’IA, ils expriment un dissensus fort sur son usage dans le cadre éducatif. Ce qui signifie que le véritable défi réside dans la question de savoir comment et dans quelles conditions la diffusion des outils doit se faire – et même interroger si une telle diffusion doit avoir lieu.

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« PARTOUT OÙ UN LIEN TECHNOLOGIQUE S’ÉTABLIT, NOUS DEVONS REDOUBLER DE LIENS SOCIAUX. ET REDOUBLER D’EFFORT POUR LES FAIRE ADVENIR.»

Améliorer le débat sur l’évaluation et les inégalités

Le problème ne réside pas dans les projets, qui sont souvent de qualité : on pense aux initiatives portées par la Direction du numérique pour l’éducation2, les délégations régionales académiques au numérique éducatif ou encore Réseau Canopé3, dont les projets visent à diversifier les approches pédagogiques et enrichir les apprentissages. Le problème se trouve plutôt dans l’absence de débat sur des sujets particulièrement structurants et dépassant le fait numérique. Le premier d’entre eux pourrait porter sur la question de l’évaluation, centrée sur une capacité individuelle de restitution de connaissances acquises, et dont le sens n’est plus complètement évident à l’heure de l’IA générative. A ce titre, l’IA offre une opportunité non pas d’être utilisée comme remède, mais bien pour repenser les critères d’évaluation, en mettant l’accent sur le processus de transmission et d’exploration au-delà des seules exigences de restitution ou d’exécution. Des écoles comme 42, et avant elle, Epita ou Epitech, ont déjà adopté depuis des décennies des modèles de transmission des connaissances de pair-à-pair. Des modes d’évaluation ont été pensé en fonction de cela : les élèves ne sont pas évalués sur leur capacité de restitution, mais sur leur capacité de transmission. Cette approche valorise la coopération, l’écoute, l’attention portée à l’autre, le partage, la créativité, l’adaptation à son interlocuteur… soit autant de compétences primordiales dans un monde où le numérique risque de fracturer, d’isoler et de mécaniser nos relations. Si révolution numérique il y a, c’est ici qu’elle se jouera :

dans l’évolution d’un système basé sur l’idée de performance individuelle à un système basé sur la coopération, l’entraide et la transmission. Sans quoi, le numérique ne sera que l’opportunité de prolonger les déficiences collectives existantes. Nous avons tout à gagner à nous poser la question de savoir ce que nous devons valoriser, et si la première chose que nous devons valoriser n’est pas la capacité à faire ensemble et à tisser des liens apprenants et de solidarité.

Nous en aurons besoin dans un pays où les inégalités scolaires sont une caractéristique forte. Car, rappelons-le, la France est le pays de l’OCDE doté de l’école la plus inégalitaire4. Sachant que tous les publics n’ont pas nécessairement la même relation à la technologie, ce qui nécessite des accompagnements aux usages différenciés et adaptés, cela pourrait être utile. Tout le monde n’a pas accès aux mêmes outils ou services à l’école ou à la maison. Tout le monde n’a pas des parents aptes à transmettre un savoir-faire sur des usages numériques. Tout le monde ne perçoit pas le numérique comme un moyen de déployer sa gamme d’apprentissages. Ainsi, la question à se poser pourrait être de savoir si un tel accompagnement vaut le coup et si l’absence de technologie n’est pas plus profitable. C’est d’ailleurs le coeur du principe d’égalité tel qu’appréhendé en droit : à situation égale, traitement égal, à situation différente, traitement différent. Un traitement égal dans une situation d’inégalités ne fait nécessairement qu’accroître ces dernières.

« TOUT LE MONDE N’A PAS DES PARENTS APTES À TRANSMETTRE UN SAVOIR-FAIRE SUR DES USAGES NUMÉRIQUES. TOUT LE MONDE NE PERÇOIT PAS LE NUMÉRIQUE COMME UN MOYEN DE DÉPLOYER SA GAMME D’APPRENTISSAGES.»

Défendre le plaisir d’apprendre à l’heure où l’IA sait tout

Enfin, face à des machines capables d’exécuter des tâches toujours « mieux » que nous, il est essentiel de préserver des espaces dédiés à l’exploration collective et à la découverte personnelle. Que ce soit en présence d’une machine omnipotente ou non, le rôle de l’école pourrait être de rendre toujours plus indispensable ce plaisir que nous avons tous connu au moins une fois et qui est celui de la découverte. Ce moment « eurêka » , cette soif d’apprendre, cette curiosité. Ce que l’école doit nous apprendre demain est une manière d’avancer, allant de plaisir d’apprendre en plaisir d’apprendre, dans un monde où tout problème posé de manière conventionnelle pourra potentiellement être résolu en un fragment de seconde. Dans ce monde-ci, l’avenir de l’éducation résidera bien plus dans le soin porté à soi et aux autres, la construction de parcours d’apprentissage et la créativité. Dans un monde saturé d’images, de sons et d’opinions, il devient crucial de protéger notre ressenti intérieur et notre capacité à réfléchir de manière indépendante.

La page blanche, si souvent associée à une forme d’angoisse, doit à l’inverse être associée au plaisir de la libre expression et de l’imagination. Elle doit être vue comme un territoire vierge et précieux, un espace à soi sur lequel peuvent rejaillir toutes les idées et créations, riches des savoirs transmis mais non altérées pour autant par le trop-plein qui se déverse sans cesse sur nous. C’est avant tout ce terrain qu’il nous faut cultiver, cet espace vierge de toutes les intrusions et colonisations de l’esprit par tant et tant de dispositifs médiatiques. Qu’elles soient faites de papiers, de paroles ou de chiffres, peu importe, elles restent des contaminations de la « pensée sauvage » qui réside en chacun de nous. Ce qui comptera le plus demain sera de pouvoir préserver cet espace de silence intérieur, aujourd’hui comme hier non cultivé. Et malheureusement toujours plus remplacé par un brouhaha, par la quête de performance et le regard des autres. Il ne s’agit pas tant de mettre l’IA au service de l’humain, selon une formule bien trop usitée, que de nous assurer qu’en toutes circonstances, machines ou pas machines, écoles ou pas écoles, démocraties ou pas démocraties, nous saurons toujours cultiver cet espace à nous, libre du monde qui nous entoure.