L’inclusion numérique au service de la santé
Le recours grandissant aux outils numériques pour la santé, accéléré par la pandémie de Covid-19, constitue-t-il un vecteur d’égalité d’accès aux soins ? Une question d’autant plus cruciale à la veille de la mise en place de l’espace numérique de santé à partir de 2022. Retour sur la troisième édition de Parlons Inclusion numérique, le 30 septembre 2021.
« Avec la crise du Covid, on assiste depuis plusieurs mois à un réel changement de culture. Les professionnels de la santé comme la population ont opéré un glissement vers le numérique en santé », estime Giovanna Marsico, déléguée au Service Public d’Information en Santé au sein de la délégation ministérielle au Numérique en Santé, en introduction du webinaire Parlons Inclusion numérique, organisé par la MedNum et la Banque des territoires, jeudi 30 septembre 2021. De fait, les confinements et les gestes barrières ont mis sur le devant de la scène et rendus incontournables le web et ses outils dans les parcours de soin : prise de rendez-vous, consultation à distance (télémédecine), dématérialisation des ordonnances et autres résultats, commande de médicaments, etc. Les acteurs de la santé comme les patients ont été obligés de s’adapter, renforçant une tendance déjà observée.
Libérer du temps et faire des économies
Car à côté des exigences de la situation sanitaire exceptionnelle, le numérique se pose déjà comme réponse à celles d’un secteur en tension. Parmi les problématiques sanitaires françaises, l’engorgement des hôpitaux publics, la baisse du nombre de certains spécialistes ou encore l’inégalité d’accès aux soins en fonction du lieu de résidence sont les plus prégnantes. « La coordination des soins fait également partie des parents pauvres de notre système. 12 % des patients qui intègrent les urgences hospitalières arrivent là en raison de soins à domicile mal faits », déplore Florence Herry, infirmière et co-fondatrice de Libhéros, une plateforme numérique permettant de trouver une solution de santé à domicile rapidement, que ce soit un soin, du matériel ou un service à la personne. Créée il y a quatre ans, la plateforme propose des solutions en ligne pour les particuliers, mais aussi les établissements de santé, en s’appuyant sur un réseau de 20 000 professionnels de santé sur tout le territoire français. « Le numérique permet d’aller plus vite, de ne pas perdre les informations de santé, de faire des économies et d’être moins stressé, qu’on soit un professionnel hospitalier ou un particulier. Notre service améliore la continuité des soins après une hospitalisation par exemple », souligne Florence Herry.
Télémédecine et accompagnement des publics
À côté des applications et plateformes web, les bornes de télémédecine s’imposent progressivement comme l’une des solutions numériques à la question des déserts médicaux. « Sur le territoire du Creusot, qui est le périmètre de notre association, il y a deux fois moins de médecins pour 10 000 habitants que la moyenne nationale », pointe Jean-Baptiste Moreau, directeur de la Régie de territoire CUCM-Nord (Communauté Urbaine Creusot-Montceau), « comme établissement France Service (guichet unique pour les services sociaux), nous avons accueilli environ 1700 personnes depuis le début de l’année. Certains ne souhaitent plus se soigner en raison des délais d’attente pour les rendez-vous. » Face à cette réalité, l’association a répondu à un appel à candidatures de France Services pour s’équiper d’une borne de téléconsultation Medadom, et a été lauréate, comme 24 autres établissements. « L’idée est de désengorger les cabinets médicaux pour les soins qui ne nécessitent pas un contact physique, et d’inciter aux soins les personnes les plus réticentes », commente Jean-Baptiste Moreau, qui n’a pas encore reçu l’outil.
Si la télémédecine peut venir combler les lacunes du territoire, le directeur de la CUCM-Nord anticipe déjà ses limites : « La borne exige un paiement par carte bleue, ce qui est un vrai frein. Par ailleurs, nos médiateurs ne sont pas habilités à toucher les personnes, et donc ne pourront assurer l’accompagnement lors des consultations en ligne. Il faut donc prévoir que ces personnes ne viennent pas seules. Enfin, les habitants de ce quartier sont souvent éloignés du web et de ses usages, sans parler des problèmes de langue. » La régie de territoire CUCM-Nord prévoit ainsi de mettre à disposition des usagers de la borne une carte bleue de l’association, pour le cas où ils ne peuvent payer qu’en espèces. « Côté accompagnement, il est indispensable de mener une réflexion sur la place de chaque professionnel », prévient Garlann Nizon, chef de projet inclusion numérique en Drôme, « les médiateurs numériques ne sont pas des professionnels de santé ! » D’où la nécessité de faire connaître l’ensemble des acteurs. « Il faut rappeler que les infirmiers ont la possibilité de tarifer de façon conventionnelle l’accompagnement à une téléconsultation, dans le cadre d’un soin, mais aussi hors soin », pointe Florence Herry.
Critères éthiques
Le passage au tout numérique en santé, avec le programme Ma Santé 2022, lancé par le gouvernement en 2018 devrait mettre encore plus en lumière le défi de l’accès aux soins. La création d’un espace numérique de santé (ENS) pour chaque citoyen contient d’importantes promesses en termes d’amélioration de la prise en charge : agenda de santé unique grâce à l’interopérabilité des sites de prises de rendez-vous, sécurisation des informations de santé via une messagerie sécurisée, portabilité des données de santé au sein d’un dossier médical numérique, catalogue d’applications de santé sélectionnées. « La dématérialisation des services comporte à chaque fois le risque d’exclusion », prévient cependant Garlann Nizon, « on l’a constaté sur le terrain avec le passage de Pôle Emploi au numérique, ou encore du RSA ! ». Du côté du ministère de la Santé, ce risque a été identifié, avec la création en 2020 d’un groupe de travail sur la fracture numérique en santé, auquel Garlann Nizon et Florence Herry ont participé. « Ce groupe a par exemple permis de définir, à côté des critères techniques comme la sécurité et l’interopérabilité, des critères éthiques et d’inclusion numérique pour les applis qui seraient disponibles sur l’espace numérique », souligne Giovanna Marsico, « par exemple la nécessité de proposer un échange humain comme alternative de la solution numérique proposée, ou encore l’adaptation de ces services aux personnes en situation de handicap. » « On ne peut en effet être full digital aujourd’hui, ça ne marche pas », renchérit Florence Herry.
Autre frein à une adoption de ces nouveaux outils, la crainte liée au partage des données de santé. « L’espace santé numérique se fait dans un cadre juridique clair, où les données personnelles sont protégées. C’est la transparence sur les outils que nous mettons en avant », poursuit Giovanna Marsico. Pour favoriser une adhésion de la population, la délégation au numérique en santé prévoit également que soient signalés, au sein du catalogue d’applications de l’ENS, les industriels du numérique qui auront associé les usagers dans la conception de leur outil.
Accompagner et former les acteurs
Au-delà des points de vigilance, c’est un véritable accompagnement des acteurs qui devrait être mis en place. « Le ministère de la Santé a donné son accord pour le développement d’un cursus de formation, que je construis avec Pix et l’agence alpine des territoires », indique Garlann Nizon. Objectif : outiller les médiateurs numériques, mais aussi les professionnels de santé et les travailleurs sociaux, pour un meilleur accompagnement sur ces nouveaux outils. « Il reste en effet beaucoup à faire du côté des professionnels de santé, qui peuvent se retrouver démunis face aux patients, même si eux-mêmes font usage du numérique au quotidien. Par exemple sur le sujet de l’information médicale et scientifique, à laquelle tout le monde a accès et qui fait l’objet de nombreuses fake news », pointe la cheffe de projet. Reste à savoir si les professionnels de santé arriveront à dégager du temps pour ces formations, dans des contextes de travail déjà chargés.
En attendant le déploiement de ces formations, plusieurs expérimentations ont été lancées sur le territoire pour l’inclusion numérique en santé. En Savoie, le pass numérique spécial santé a été mis en place. « Il s’agit de flécher le pass numérique, dispositif déjà existant de chèque-formation au numérique, sur les sujets de santé. C’est une façon nouvelle de capter le public qui a besoin d’aide, en s’appuyant sur un réseau de prescripteurs », explique Garlann Nizon. Autre expérimentation en Drôme, celle d’un tiers-lieux numérique dans deux établissements de santé, un hôpital général et un hôpital psychiatrique. Un concept qui consiste à proposer aux patients, à leur famille et aux professionnels de santé un espace commun pour monter en compétences sur le numérique. Enfin, une expérimentation de campagne de sensibilisation à l’ENS a été mise en place en Haute-Garonne. « Un ensemble divers d’acteurs de la solidarité se sont positionnés pour proposer des ambassadeurs, qui se déplacent sur le terrain – sur les marchés, dans les écoles – à la rencontre de la population pour expliquer ces nouveaux outils », indique Giovanna Marsico.
Pour Nicolas Turcat, responsable du service « Éducation, inclusion & services au public » à la Banque des Territoires, les expérimentations permettront de savoir quels dispositifs sont les plus efficaces. « La Banque des territoires finance l’équipement des 25 établissements France Services en bornes de télémédecine, Medadom et Toktokdoc. Il faudra voir si cela fonctionne. On peut imaginer d’autres formes d’expérimentations, via les bus France Services par exemple pour pallier les déserts médicaux. » Autant de pistes vers une meilleure inclusion numérique en santé.
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