La promesse d’un internet ouvert, espace de liberté et de libre expression, de cohésion et de solidarité, semble aujourd’hui s’effacer devant la prolifération de la haine en ligne, des fakes news ou du complotisme sur le net. Au commencement, les fondateurs d’internet, au premier rang desquels Tim Berners-Lee, s’inscrivaient dans un esprit philanthropique. Il fallait donner à tous l’accès à l’information et à la connaissance ; permettre aux chercheurs de partager leurs travaux et à chacun de tisser des relations sociales depuis et vers n’importe quel point du globe. Personne n’aurait pu, à l’époque, imaginer les actuelles dérives et leurs conséquences sur la cohésion de nos sociétés.

Alors qu’il portait l’espérance d’un monde plus ouvert, plus démocratique et plus uni, espace de libre circulation de la pensée humaine, conscience planétaire à l’image de la noosphère rêvée par Theilhard de Chardin, internet fait aujourd’hui figure de champ de bataille et les réseaux sociaux sont devenus le lieu de tous les conflits, de toutes les peurs, de tous les vices. Si leurs effets pervers, sociaux et sanitaires, sont désormais bien connus, notamment sur le plan neurocognitif et la santé (Bruno Patino, La Civilisation du Poisson Rouge ; Gérald Bronner, Apocalypse cognitif), on découvre qu’ils sont tout aussi dangereux pour nos démocraties que pour la santé, comme le souligne le récent rapport Bronner sur les réseaux et la démocratie.

L’heure est plus que jamais à la mobilisation en faveur d’un internet qui rassemble et contribue — peut-il en être autrement ? – à l’avènement d’une société empathique, solidaire, démocratique, collaborative et respectueuse des différences.

Faire émerger le numérique éthique

La face sombre de l’Internet est-elle pour autant en train de prendre le pas sur les espoirs qu’il portait ? Pas sûr. Ce qui est certain, c’est que le projet d’un numérique éthique et responsable au profit de la cohésion sociale et territoriale est devenu l’un des enjeux majeurs de la révolution numérique et sera de toute évidence l’un des marqueurs du succès de l’action politique dans les prochaines années.

En effet, et alors qu’émerge le risque d’une nouvelle fracture entre « gagnants et perdants » du numérique et d’une accélération de la fragmentation de notre société encouragée par les réseaux sociaux et le travail à distance, l’heure est plus que jamais à la mobilisation en faveur d’un internet qui rassemble et contribue — peut-il en être autrement ? – à l’avènement d’une société empathique, solidaire, démocratique, collaborative et respectueuse des différences. C’est précisément ce qui est arrivé avec le langage il y a deux millions d’années ; l’écriture il y a huit mille ans, le codex il y a deux mille ans, l’imprimerie il y a cinq cents ans ; la radio et le téléphone il y a cent ans ; la télévision il y a cinquante ans, et ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux numériques. À chaque fois, les sociétés ont été bousculées et ont évolué en intégrant les nouveaux flux d’informations et de connaissances non sans transformer tous les modes de gouvernance.

Cet internet qui rassemble non seulement existe, mais encore se développe à grande vitesse, sans faire de bruit, stimulé par les récents élans de solidarité associés à la crise sanitaire. Il est le fait d’initiatives publiques, des grands services de l’État ou des territoires, mais aussi des entreprises et de la société civile, d’ONG et de simples citoyens qui œuvrent au quotidien au profit d’une société numérisée plus juste et plus inclusive. C’est ainsi que, chaque jour, on voit naître et croître des plateformes, applications et autres outils numériques porteurs d’initiatives proposant de nouvelles formes d’entraide et de solidarité. La création d’entreprises en général et plus particulièrement dans l’économie sociale et solidaire n’a jamais été aussi dynamique ni stimulée par les évolutions technologiques. Sans doute l’arrivée inopinée d’un coronavirus a accéléré le phénomène.

L’école et les programmes scolaires qui, comme pour l’écriture et la lecture, doivent se saisir d’un renouveau d’une instruction e-civique.

Se « bio-inspirer » de la coévolution

Alors comment faire gagner cet internet qui rassemble sur l’internet qui divise ?

La réglementation est de toute évidence la réponse la plus efficace et il est urgent de changer de logiciel face à la persistance de la doxa des partisans d’un internet libertarien qui s’oppose systématiquement à toute tentative de régulation.

Il y a aussi l’éducation. L’école et les programmes scolaires qui, comme pour l’écriture et la lecture, doivent se saisir d’un renouveau d’une instruction e-civique. Et puisque l’époque résonne de l’écologie et de la nature, on peut y voir une autre raison d’espérer en s’en « bio-inspirant ». L’évolution favorise en effet les écosystèmes dans lesquels les espèces coopèrent et s’entraident ; c’est la coévolution. Les écosystèmes résistent mieux aux espèces invasives et se montrent plus résilients. Mais la coévolution repose sur des liens plus qualitatifs ; un tissu d’interactions qui rendent des services à ses différents protagonistes. On pense aux animaux butineurs, tout en oubliant ceux qui décomposent, tout aussi précieux à la vitalité des communautés écologiques. Contrairement à ce qu’intuitivement nous pourrions imaginer ou à ce qu’on nous a asséné, la compétition et « la guerre de chacun contre chacun » ne sont pas dans la nature, ni de la nature, ni de l’humanité.

L’Europe, moteur de la régulation

Divagations rousseauistes naïves ? Quels sont les pays qui, pour l’heure et malgré des prises de conscience et des actions idoines parfois tardives, semblent le mieux sortir de la pandémie ? L’Europe ! Justement grâce à son modèle plus solidaire en comparaison d’autres grandes régions du monde. Une Europe qui s’impose aujourd’hui comme le moteur de la régulation d’internet comme elle a su imposer au monde celles sur le blanchiment des capitaux, les substances chimiques dangereuses, la lutte contre les changements climatiques ou la protection des données.

Mettre un terme à une loi de fait des plus nuisibles qui est aussi celle de ceux qui répandent de fausses nouvelles, influencent les décisions, manipulent les esprits, harcèlent, injurient — protégés par leur extraterritorialité ou, plus simplement, par un anonymat dont on ne comprend plus vraiment la justification — n’a rien à voir avec une atteinte à la liberté d’expression ni, à en juger par la pléthore de travaux scientifiques sur ces questions, sur l’épanouissement individuel, affectif, culturel et social.

Mieux réguler et réglementer davantage n’est pas une démission, ni une perte de liberté face au pouvoir politique, mais le meilleur moyen, pour les citoyens, de reprendre la main sur les réseaux qui structurent le monde d’aujourd’hui et de demain. La sélection naturelle, ce n’est pas la loi du plus fort ; c’est éliminer ce qui nuit à la population, à l’espèce ou la communauté sociale et écologique. Plus encore, sélectionner, c’est favoriser les meilleures pratiques. Sans cela, pas d’évolution, au risque de l’extinction. Qui doit le faire ? Nous et nos institutions éducatives et politiques. Un défi à relever pour la survie de nos démocraties.

Pour participer au débat sur la place du numérique dans la société, dans nos vies professionnelles, comme personnelles, inscrivez-vous aux Assises de la cohésion Numérique et Territoriale, le 16 février 2022, à Paris. Nous y serons présentes et présent en tant que partenaire média de l’évènement.

Les auteurs

Jacques MARCEAU — Président d’Aromates – Co-fondateur des Assises de la Cohésion Numérique et Territoriale

Pascal PICQ – Anthroprise – Paléoanthropologue — Ancien chercheur à l’université de Duke et au Collège de France

Derniers ouvrages :

  • Les Chimpanzés et le Télétravail paru aux éditions Eyrolles 2021,
  • S’adapter ou Périr paru aux éditions de L’Aube 2020,
  • L’Intelligence artificielle et les Chimpanzés du Futur paru chez Odile Jacob 2019.