Pourquoi les candidats parlent-ils si peu du numérique ?

Gilles Babinet : Ce constat s’inscrit dans une très faible qualité du débat. Un autre thème subit le même sort, c’est l’environnement. On continue à entendre toujours le même discours sur un numérique anxiogène, on y parle davantage des risques, autour de souveraineté par exemple. L’idée de se projeter dans un futur positif est absente et la notion de progrès n’est plus là, de progrès sociétal j’entends ! Malheureusement notre pays traverse une période difficile, qui fait émerger des candidats réactionnaires dont les idées ne concernent que l’immigration ou les minorités. C’est extrêmement regrettable, mais c’est ainsi. 

Françoise Mercadal-Delasalles : Le numérique comme l’environnement sont des thématiques complexes qui nécessitent de poser des éléments du débat. Or les pouvoirs publics et les médias présentent encore ces enjeux de façon manichéenne, pour ou contre. La question n’est plus de savoir si le numérique est une bonne ou une mauvaise chose, c’est de savoir comment on le met à contribution d’un avenir plus optimiste. Nous pensons qu’il est essentiel que chacun puisse s’approprier ce sujet autant que possible, afin de sortir des buzz words et mots d’experts comme quantique, métavers, blockchain. Il faut changer les termes du débat pour qu’ils soient ouverts à tous et toutes et partageables par tous et toutes. 

Ce clivage entre un numérique technophile ou un autre technophobe, pourquoi est-il toujours aussi prégnant ?

F.M-D : Cette révolution technologique s’est imposée à une vitesse absolument considérable, dont nous n’avons pas forcément conscience d’ailleurs. C’est un changement dans tous nos modes, nos comportements sociaux et individuels, notre façon d’acheter, de consommer, d’apprendre, de se rencontrer, de se divertir. C’est une révolution planétaire qui modifie jusqu’aux rapports géopolitiques. L’actualité chaude avec l’Ukraine en témoigne, la guerre passe très largement par les réseaux sociaux, ce qu’on appelle les guerres hybrides. En revanche, notre capacité à comprendre ce qui se passe n’a pas accélérée, elle est toujours la même et elle est beaucoup plus lente. Il y a dès lors comme un écart qui se crée entre le déploiement de ces technologies et notre capacité à les comprendre. Au Conseil national du numérique, nous n’avons donc pas de réponses toutes faites, nous nous proposons simplement de comprendre. Et nous pensons que les pouvoirs publics, et notamment à l’occasion d’une campagne électorale présidentielle ont une responsabilité à se saisir de cette révolution. 

D’où votre ouvrage Civilisation numérique. Ouvrons le débat, pour alerter les candidats et faire en sorte que le numérique émerge dans le débat public actuel ?

G.B : C’est le moment de poser un regard différent sur ce qui est une révolution civilisationnelle, avec une compréhension des enjeux de façon holistique et transversale. Bien sûr, on entend parler de numérique, mais on ne s’intéresse qu’aux apparences et aux conséquences, au lieu de traiter les causes, les vrais sujets. Par exemple on parle beaucoup de réseaux sociaux à l’école, au lieu de se focaliser sur les enjeux autour de l’attention. Il est temps de s’approprier le numérique, de ne plus en être victime. Développons une forme de conscience numérique.

Est-ce cela, l’encapacitation dont vous parlez dans votre ouvrage ?

F. M-D : Nous empruntons ce terme au philosophe Bernard Stiegler, dans son ouvrage Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? L’encapacitation, c’est une traduction peut-être du rêve que revêt le mot empowerment, qui consiste à redonner à chaque être humain la capacité de comprendre, et donc de maîtriser son avenir dans ce nouveau milieu numérique. Peut-on bannir les écrans des écoles ? Non. Interdire les réseaux sociaux ? Non. En revanche, ce que nous pouvons faire, c’est ne plus être l’esclave de ces outils, de ces grandes firmes capitalistiques qui elles en revanche nous maîtrisent. 

G.B : En termes de culture numérique, pour le moment on se contente de mettre des patchs, de donner deux ou trois cours d’initiation aux médias, de l’informatique en terminale. Où est le un discours éclairé sur ce sujet qui permettrait à chacun d’être inventif dans ce nouveau milieu, d’être créatif ? 

Vous défendez une approche holistique et pluridisciplinaire. Néanmoins, il faut bien commencer quelque part. Quels sont les thèmes et enjeux clefs ?

F.M-D : Nous avons fait émerger plusieurs thèmes qui nous semblent fondamentaux : le rapport à l’attention, l’éducation, la connaissance. Aujourd’hui le numérique a une incidence fondamentale sur la façon dont on acquiert la connaissance, dont les conséquences touchent au fonctionnement même de notre démocratie. Et dans ce périmètre, s’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait l’éducation. Je vais paraître un peu provocatrice, mais je pense que le smartphone a sa place dans les écoles s’il est utilisé comme outil de coopération et de co-construction. Notre société doit prendre en charge l’éducation de nos enfants à ce nouveau monde. Parlons de cyberharcèlement, mais parlons-en bien. Le vrai sujet est comment faire pour éduquer nos enfants à ne pas sombrer dans le cyberharcèlement, et aux personnes qui en sont les victimes à y résister elles-mêmes. Les êtres humains sont intelligents, il faut stimuler cette intelligence et résister à la tentative, encore une fois, de ces grandes firmes internationales de nous réduire à des puits de données et des consommateurs non déclarés. 

G.B : L’État s’est pour le moment focalisé sur la dématérialisation de l’administration et le sujet de l’éducation n’a absolument pas été traité par le dernier quinquennat. La France se retrouve actuellement dans une situation bancale : dans le panorama international, elle ressort désormais comme une nation numérique. Mais en même temps, elle ne fait pas société avec le numérique. Nous avons ainsi des niveaux de désinformation sur les enjeux de vaccins notamment qui sont inquiétants. Nous n’avons absolument pas construit le début d’un récit sur la façon de faire société avec le numérique. 

Pensez-vous comme Pascal Picq qu’il faudrait une instruction e-civique dans les collèges et lycées ? 

G.B : Oui, c’est une excellente idée. 

Votre idée est donc de faire du smartphone un outil pédagogique ?

F.M-D : Oui, si l’on était capable de transmettre à tous ces enfants les potentiels créatifs de ces outils, nous aurions plus de beaux projets comme Wikipédia qui émergeraient. Nous aurions d’autres usages plus créatifs, d’autres réseaux sociaux, d’autres façons de contribuer au service public.  

N’est-ce pas inhérent au numérique de créer ces bulles de filtres et ces communautés qui ne se rencontrent pas ?

F.M-D: Nous avons une sociologue, Dominique Pasquier, au sein du Conseil qui a étudié la façon dont les jeunes utilisent ces outils. Le problème est inhérent à la société elle-même. Elle note qu’il y a une fracture sociale qui se creuse, les enfants issus de milieux éduqués et cultivés utilisent le numérique pour se cultiver davantage, tandis que ceux issus des milieux défavorisés, non. C’est bien la preuve que le numérique peut être mis au service de l’esprit critique et que le cœur du sujet se trouve dans l’éducation. 

Qu'est-ce que le CNNum ?

Le Conseil national du numérique est une commission consultative indépendante chargée de conduire une réflexion ouverte sur la relation des humains au numérique, prise dans toute sa complexité. Son collège interdisciplinaire est composé de 17 membres nommés pour deux ans par le Premier ministre (chercheurs, journalistes, avocats, dirigeants d’entreprise, entrepreneurs, décideurs) et de 4 parlementaires nommés par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.