Vous travaillez toutes les deux dans la tech, quels sont vos métiers ?

Sandrine Delage. Après une carrière d’informaticienne, j’ai changé de métier au sein de BNP Paribas en devenant responsable de conduite de changement. Une de mes missions est d’acculturer et de démystifier le digital avec une approche d’usage. Cette reconversion est née de l’échange que nous avons eu Noémie et moi grâce à un blog que nous avons créé lorsqu’elle était adolescente, « Mère et fille 2.0 » en 2013. Cette expérience a été très enrichissante, elle m’a ouvert à un monde dont j’ignorais la puissance de partage et a nourri une réflexion nouvelle pour moi autour des usages.

Noémie Delage. J’ai fait des études de philosophie et de médiation culturelle, puis je me suis réorientée vers un master en marketing digital. Aujourd’hui, je suis content et community manager dans la startup Golden Bees, 1er acteur de la publicité programmatique RH en France. C’est un univers passionnant, dynamique et enrichissant. J’aime l’esprit start-up, fait d’abnégation et d’acharnement. On ne s’imagine pas aujourd’hui combien les jeunes s’impliquent dans leur métier, conduits par cette volonté d’avoir un impact sur le monde.

Pouvez-vous nous raconter l’expérience que vous avez vécue avec votre blog Mère et fille 2.0 ?

Sandrine Delage. Quand Noémie était adolescente, elle passait beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, en tout cas trop pour moi ! J’étais inquiète et il faut bien le dire, dépassée aussi par ces nouveaux usages. Nous avons vécu une vraie guerre familiale, nous n’arrivions plus à nous comprendre. Pour traverser cette crise, nous avons eu l’idée de créer Mère et fille 2.0. J’ai beaucoup appris grâce à ce blog, il m’a permis d’opérer un changement de croyance. Le digital apporte une grande nouveauté au niveau intergénérationnel : avant internet, la transmission allait des seniors vers des juniors. Le digital l’a fait basculer en transmission inversée, et ce sont aujourd’hui les juniors qui transmettent aux séniors. J’ai découvert aussi que ma fille trouvait sur les réseaux sociaux une communauté bienveillance, une agora où elle pouvait s’exprimer, une tribu toujours là pour la soutenir. Noémie m’a ouvert les yeux sur un monde digital ouvert aux autres. Nous avons ainsi pu recréer une relation de confiance. Et à mon tour, j’ai eu envie de prendre la parole sur les réseaux, en partageant pour commencer cette riche expérience intergénérationnelle.

Noémie Delage. C’est une transmission réciproque que nous avons vécue ! C’est vrai, j’utilisais beaucoup les réseaux à l’époque, mais sans véritablement comprendre leur fonctionnement, notamment leur modèle économique et leurs conséquences sur la société, comme celui d’Uber par exemple. Je me suis aussi familiarisée aux enjeux sur les données personnelles et cette phrase « quand c’est gratuit c’est que c’est toi le produit » résonne aussi fortement en moi à présent. C’est cet échange avec ma mère qui m’a permis de prendre de la hauteur sur ces nouveaux enjeux. Je n’avais pas conscience à l’époque qu’une entreprise comme Google était passée de start-up à l’une des entreprises les plus puissantes au monde. Et puis en partageant avec ma mère sur mon utilisation des réseaux sociaux, j’ai découvert que ce qui était intuitif pour moi pouvait en fait devenir une compétence professionnelle au service d’un métier.

Les femmes sont peu nombreuses dans le secteur. Cette transmission que vous avez vécue est-elle courante ?

Sandrine Delage. Malheureusement non. Et même, les parents seraient même les premiers freins dans l’évolution des jeunes filles vers les métiers de la tech. Avec un collectif de collaborateurs BNP Paribas, nous avons lancé un événement annuel Women & Girls in Tech organisé avec le collectif Digital Ladies & Allies, et cette année avec ENGIE. Lors de la préparation de l’édition d’octobre dernier, j’ai échangé avec des jeunes filles qui m’ont expliqué que leurs mères les ont découragées d’opter pour des carrières scientifiques, la seule orientation scientifique possible étant pour elles médecine, dans une posture d’aide à l’autre. Toutes racontent qu’elles ont dû se battre avec leurs parents pour leur faire accepter leur choix de carrière : « c’est un métier d’hommes, ce n’est pas pour toi ». On comprend bien ce qui se passe, ces parents craignent un univers hostile pour leurs enfants. Malheureusement, ces réactions entretiennent le clivage de genre dans ces métiers. C’est terrifiant, l’imaginaire s’est fermé avec le modèle du geek, jeune homme asocial génie de l’informatique. C’est pourquoi, il est très important pour moi de réunir les deux générations, parents et enfants.

Comment pallier ce problème ?

Sandrine Delage. Il faut absolument changer les stéréotypes et agir grâce aux rôle modèles. La réalité parle d’elle-même : nous reproduisons ce que nous voyons dans notre environnement proche. Or, il existe un manque de représentation criant et limitant en termes de modèles et de schémas de pensée. C’est pourquoi lors de l’événement Women & Girls in Tech, nous proposons des témoignages de femmes, notamment des ambassadrices des associations Becomtech et E-mma, étudiantes ou jeunes diplômées qui présentent leur parcours aux jeunes filles en collèges et lycées, et qui à leur tour deviendront elles-mêmes des ambassadrices.

Il y a cette idée en France que l’absence de femmes dans la tech est une fatalité, que cela a toujours été ainsi. Or c’est faux ! Avant le rôle modèle du geek, il y avait beaucoup de femmes dans la tech : Ada Lovelace, Hedy Lamarr, Grace Hopper… Et il y a d’autres rôles modèles aujourd’hui. C’est pourquoi nous réalisons une exposition en sketchnotes que nous enrichissons à chaque édition, des femmes d’hier et d’aujourd’hui.

Noémie, votre mère est-elle un rôle modèle pour vous ?

Noémie Delage. Oui ! Passée la période difficile de crise que nous avons vécue à la maison concernant mon utilisation des réseaux sociaux, ma mère a réalisé que le digital pouvait lui être utile. C’est devenu un sujet de conversation, puis je l’ai vue grandir professionnellement. Elle est devenue influente, elle a partagé ses réflexions sur Twitter et a gagné de nombreux abonnés. Elle est aussi très engagée dans l’association Digital Ladies & Allies, et me raconte souvent ces histoires de jeunes filles que l’on décourage à travailler dans la tech. La première limite se traduit par le fait que les femmes ne se sentent pas légitimes. Bien que personne n’ait cherché à influencer mes choix, j’ai pu moi aussi, ne pas me sentir légitime. C’est le poids de la société, et c’est aussi l’environnement de travail, des commentaires et des blagues très déplacées. Je m’aperçois de la complexité du problème : il faut pouvoir rentrer dans la tech, mais il faut aussi pouvoir y rester. C’est le cas par exemple des femmes qui deviennent développeuses web, et qui partent quelques années après, victimes de harcèlement au travail. Le milieu hostile est une réalité. Heureusement, les médias en parlent de plus en plus et le féminisme gagne la tech. Aujourd’hui, j’ai la chance de travailler pour Golden Bees, startup cofondée par Fariha Shah, dans un environnement qui respecte la parité, aussi bien au niveau des employé.es que des niveaux de direction. Et je sens la différence. Les lignes bougent !

N’y a-t-il pas une façon de présenter les métiers du numérique qui les rende plus attrayants pour les jeunes filles ?

Sandrine Delage. Ce sont pour beaucoup des métiers accessibles à tous, qui ont du sens avec le plaisir de créer et de trouver des solutions. Lors de notre événement, Pauline Leclerc-Glorieux, directrice générale adjointe, Efficacité, Technologie & Opérations de BNP Paribas Cardif a partagé son parcours très inspirant. Elle n’a pas eu de frein lors de son orientation et a pu bénéficier d’une grande liberté de choix. Avec des études d’ingénieur à l’Ecole Polytechnique puis à l’Ecole des Mines de Paris, elle aime prendre le contrepied de l’idée selon laquelle ces études seraient dures et laborieuses, et met en avant, les sciences comme un jeu d’énigme. Je partage totalement cette vision, les métiers de la tech sont des terrains de jeu et de challenge, collectifs et adaptés à tous.

Il faut aussi montrer l’étendue des métiers du numérique et ne pas les réduire au code. Ce sont des compétences transverses, la tech est partout, dans tous les métiers. Aujourd’hui, il faut savoir être hybride. Être juriste et avoir des compétences numériques sont un vrai atout.

Il existe des métiers orientés vers la production des produits et services de tous les jours, avec des développeurs, des data scientists. Mais il y a également tout un narratif digital, qui ne nécessite pas d’avoir fait des études de mathématiques, des métiers comme éthiciens qui demandent une approche philosophique de la tech. En clin d’œil sur les métiers du futur, nous aurons certainement bientôt besoin de « psy designer de robot » ! Une autre façon de dire que les machines étant en interactions avec les humains, nous aurons de plus en plus besoin de personnes qui viennent des sciences humaines pour créer la personnalité des robots. Avec le numérique, nous sommes vraiment loin du clivage entre les métiers. Au contraire, ce sont des passerelles qui nous connectent les un•e•s aux autres !