A quel moment êtes-vous tombée dans la marmite du design éthique ?

Déjà, pendant mes études de design, j’avais eu une sensibilité prononcée pour le développement durable. Au moment de réaliser mon master, j’avais alors un regard particulier sur la technologie, afin de déterminer précisément ce qu’elle pouvait nous offrir, mais aussi ses impacts dans notre société. J’ai d’ailleurs fait un mémoire d’étude sur le sujet : Attention et abondance informationnelle dans les nouveaux modes de travail.

Depuis, j’ai intégré l’agence Fabernovel où je suis Designer Stratégist. J’ai pu prolonger ce questionnement sur le design éthique en interne. Nous avons par exemple rassemblé des designers, des analystes, des profils plus Tech autour de workshops afin de réfléchir à nos actions quotidiennes, dans le but de les transformer et de rendre nos projets plus responsables. Cela a initié une réflexion sur des pratiques responsables en interne via les workshops et ce chantier continue aujourd’hui.

Et le design éthique, cela consiste en quoi en fait ?

Quand on crée un produit numérique, il est aujourd’hui nécessaire de s’interroger sur son impact sur l’environnement, tout comme son impact culturel et économique. De plus, le design éthique, ou ethic by design, concerne aussi la Privacy by design pour tout ce qui est de l’ordre de la protection des données, ainsi que l’Attention by design pour respecter l’utilisateur en termes d’attention et proposer des services ou produits non addictifs.

C’est en partant de ce constat de l’impact du numérique sur nos vies, que je me suis interrogée sur la façon dont les designers peuvent contribuer dès aujourd’hui à un avenir plus responsable. Selon moi, il faut penser hors cadre et se libérer de contraintes créatives. Il est par exemple possible de donner vie à ces nouveaux projets éthiques en utilisant le design fiction ou speculative design. Des agences sont spécialisées dans ces domaines comme Superflu, qui crée des expériences futuristiques pour interroger les scénarios sur le long terme.

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C’est notamment grâce à la mise en situation de nouveaux schémas de pensée que l’on peut se reconstituer un nouveau cadre de valeur, autour de la résilience, de la durabilité et les transcrire dans les produits et expériences du quotidien. C’est alors élaborer une nouvelle façon de concevoir les objets, à l’image de l’entreprise Arduino, une plateforme open-source qui partage à la communauté un logiciel et des codes sources, donnant ainsi la possibilité à toute une communauté de construire une multitude d’objets connectés, en se plaçant ainsi dans la technologie Low Tech. Faire du design éthique, c’est aussi s’appuyer sur un outil d’analyse comme celui développé par un collectif d’agence, Systemic Design Tool Kit, où l’on peut venir situer son produit sur une matrice et mieux anticiper son impact, d’un point de vue écologique, économique ou culturel.

Et plus concrètement, comment cela peut-il se passer lors de la construction d’un projet ?

En tant que designer notre métier comporte différentes étapes et à chacune de ces étapes, il est possible de penser et de prendre des décisions en fonction de l’éthique. Prenons quelques exemples.

  • Étape 1 : la recherche utilisateur pour comprendre les besoins via des études terrains et interviews. 

Mettre en place des pratiques responsables, cela peut vouloir dire avoir un panel représentatif d’utilisateurs pour ne pas avoir de « biais » de conception dans le futur produit. On retrouve ce questionnement dans la conception d’algorithmes pour rappel.

  • Étape 2 : la définition de stratégie en termes d’expérience utilisateur et business.

Mettre en place des pratiques responsables, cela peut revenir à adopter une pensée « systémique », ne pas simplement penser « centré utilisateur », mais intégrer la mesure d’impact sur l’environnement, l’économie, les écosystèmes existants.

  • Étape 3 : le prototypage de produits digitaux via des maquettes et wireframes.

Mettre en place des pratiques responsables consiste alors à favoriser des technologies « low-tech » dans les matériaux utilisés, dans l’expérience graphique proposée pour être durable et inclusive.

  • Étape 4 : le test des solutions auprès des utilisateurs. 

Mettre en place des pratiques responsables, c’est intégrer une logique de test sur le long terme, à plus de trois ou six mois après livraison d’un produit, c’est aussi recueillir des feedbacks sur l’usage, et l’impact global de la solution pour analyser les points d’amélioration à apporter dans un souci de durabilité, d’impact positif sur l’utilisateur, la société et l’environnement.

La conception responsable dans le numérique est un champ très vaste, où tout reste à construire, ces quelques exemples donnent des pistes, mais il y en a bien d’autres.

En plus de votre propre expérience en agence, comment faites-vous pour mettre plus d’éthique dans le design à plus grande échelle ?

Je suis également co-présidente d’une association, Les Designers Éthiques, créée en 2017 par Jérémie Poiroux et Karl Pineau, et que j’ai rejoint en 2018, avec l’idée d’aider les personnes intéressées à s’interroger sur l’éthique dans le numérique. Avec mes deux acolytes, nous avons monté la conférence Ethics by Design à Paris et un à Lyon. Nous y avons invité des designers, des chercheurs, des développeurs, et autres profils venus pour s’interroger sur l’éthique dans le numérique et la façon dont cela interroge les pratiques. Aujourd’hui, nous souhaitons fédérer une communauté, via des ateliers participatifs.

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J’ai également représenté Fabernovel et l’association lors du dernier Design Summit. Cet évènement qui s’est déroulé pendant trois jours avait pour but d’explorer le design au sens large au travers de la durabilité économique, sociale, environnementale et culturelle. J’y ai fait un talk sur « Comment le design peut contribuer une conception responsable dans le numérique ». C’était l’occasion pour moi de partager quelques convictions, et de donner aussi une « recette » pour aider les designers à insérer dans leur métier quotidien des actions qui favorisent la durabilité dans la conception de produits digitaux.

Au final, le designer ne peut pas être le seul à incarner une conception responsable, mais il peut être moteur pour responsabiliser l’équipe entière. Transformer les usages, les habitudes et les mentalités, ce ne sont pas des choses qui se font du jour au lendemain, mais l’Ethic by design est un enjeu important à prendre en compte dès aujourd’hui.