Pour toi(t)

Seul·e, à deux, à quatre, entre ami·es, en famille, à tous les âges, avec son animal préféré, comment allons-nous habiter demain ? Comment imaginer des lieux où chacun·e peut s’épanouir, seul·e et avec les autres ? Et si les logements de demain étaient bien plus que des espaces de vie individuels ? Chut! et la Macif ont invité les internautes à imaginer et raconter les cohabitations de 2050. Le lauréat de ce concours est Guillaume Allilaire avec sa nouvelle Pour toi(t).
C’est le rire de Denise qui m’a réveillée. Un autre, que je ne connaissais que trop bien, lui a répondu en écho. Dans ma chambre flottait cette odeur de cacahuète reconnaissable entre mille. Il fallait que je sache. D’un bond je sors de mon lit et me rue dans la cuisine. Denise était sur son 31, permanentée, maquillée et bijoutée, le tout sous un grand tablier de cuisine. Posée sur le plan de travail devant elle, la tablette que je lui ai offerte pour Noël. Sur l’écran, en visio et en gros plan, le visage de ma mère. Sur le feu, le poulet mafé de mon enfance. « Ah voilà la lève-tard, dit Denise. Alors, prête pour le grand entretien ? » « Lève-tard, lève-tard, il n’est même pas encore dix heures. Pour l’entretien, je le prends à la cool, j’ai fait tout ce qu’il fallait pour. Et toi maman, tu divulgues nos secrets culinaires de famille à ce que je vois ? » « Bonjour ma chérie, me répondit ma mère. Denise voulait te préparer une surprise pour fêter ta note sociale. Je me suis dit que ça te ferait plaisir. » « Bien sûr que ça me fait plaisir, répondis-je. Mais, et c’est le cas de le dire, pas la peine d’en faire tout un plat de cet entretien. Ce n’est pas la première fois que je le passe je vous le rappelle. Allez, je vous laisse, il faut que je m’habille quand même. Bisous maman. » Derrière moi, les éclats de joie ont repris de plus belle. Je n’aurais jamais dû les mettre en relation ces deux-là. Sous la douche, je fais le point et essaie de rester calme. Je me répète en boucle que le rendez-vous, programmé ce matin à onze heures trente, ne devrait être qu’une formalité. Les discussions incessantes sur le sujet depuis plusieurs semaines, le fait que j’ai dû poser un jour de congé et le léger poids sur ma poitrine essaient pourtant de me convaincre du contraire. Tenue décontractée enfilée, besoin de me sentir à l’aise, je fais un tour dans le salon pour vérifier que tout soit en ordre. Denise, assise sur son fauteuil, fait ses mots croisés, ayant laissé le plat mijoter à feu doux. À quatrevingt-deux ans, elle a encore l’esprit alerte et garde rigoureusement ses habitudes de cruciverbiste, « pour exercer son cerveau » comme elle dit. Coup d’œil circulaire : un peu de rangement et de ménage ne feraient pas de mal pour donner la meilleure image possible. J’avais à peine eu le temps d’arranger les coussins et les bibelots, j’allais sortir l’aspirateur de son placard quand on a sonné. Je regarde mon téléphone, il n’est même pas onze heures. Denise m’interroge du regard, je lève les sourcils en signe d’ignorance. « Ne bouge pas, j’y vais, je lui dis » J’attrape l’interphone. « Allo ? ». « Oui bonjour, c’est pour l’enquête sociale. » Une voix d’homme, assez grave. La quarantaine je dirais. « Le rendez-vous n’était pas pour onze heures trente ? » « Si, mais j’étais dans le quartier, je me suis dit que cela vous arrangerait sans doute que je passe en avance… » Bien sûr, prends-moi pour une idiote. Tu veux surtout me prendre au dépourvu.
« Je vous ouvre, troisième étage gauche ».
Je me retourne vers Denise. Debout, droite comme un « i », les yeux écarquillés. Déjà qu’elle est de nature très blanche de peau, mais là on dirait un fantôme. Translucide.
« Assieds-toi, je gère. Et respire, ne va pas nous faire un malaise, je suis en congé moi aujourd’hui ».
Elle retombe d’un coup sur son fauteuil. J’ouvre la porte. Devant moi s’avance un homme blanc assez grand, chauve, avec dans les yeux un air un peu perdu. Une inoffensivité de façade. Il est en pantalon de toile gris et chemisette rayée, vêtement dont je n’ai jamais compris ni la raison d’être, ni l’esthétique. Au bout de son bras gauche, un attaché-case fatigué. Il me tend sa main droite.
« Bonjour, vous devez être Fatou Abisanya ? Monsieur Petel du ministère des Droits sociaux et du logement. Je peux entrer ? »
Je m’efface…
Nous nous installons sur la table de la salle à manger. Après avoir posé devant lui un gros dossier avec mon nom écrit au feutre, il installe une petite caméra numérique. Pas un mot depuis qu’il s’est assis. En face de lui, je n’arrête pas de croiser et décroiser mes jambes. Dans mon champ de vision, Denise dans son fauteuil. Elle a l’air de lire un magazine, mais les coups d’œil incessants dans notre direction la trahissent.
« Bien. Je suis prêt madame Abisanya. Vous saviez que l’entretien serait filmé ? Vous aurez bien sûr un droit d’accès complet à cette vidéo si vous le souhaitez. Comme vous le voyez, nous sommes tous les deux dans le cadre et le micro capte l’ensemble de nos conversations. Pas d’objections ?
« Je peux m’y opposer ? »
Il sourit. « Vous pouvez tout à fait refuser. Mais cela mettrait fin à notre entretien et vous obligerait à renoncer à toute évaluation sociale, avec les conséquences que vous connaissez… On commence ? »
Sans attendre ma réponse, il appuie sur le bouton « record » et ouvre son dossier.
« Je commence par un bref rappel du contexte. Je suis sûr que vous le connaissez, mais c’est la procédure. Donc, après les événements tragiques qui ont conduit à l’effondrement de 2031 puis à la « grande crise » 2032-2038, il a été décidé par référendum de refondre l’intégralité de notre système social. Nous avons opté pour un fonctionnement un peu plus euh… « directif ».
Le fauteuil du salon se met à ricaner pile à ce moment-là. Monsieur Petel tourne la tête un instant avant de reprendre.
« Il a donc été décidé de conditionner l’accès aux aides d’état, mais aussi aux logements, au montant des points retraite bonus, à l’étendue de la couverture médicale gratuite… à la valeur ajoutée que chacun apporte à la société. Une valeur non économique, mais sociale. En gros, plus vous contribuez à rendre la société meilleure, plus votre score est élevé… et plus vous bénéficiez d’avantages. Dans votre cas, c’est votre entrée dans une école d’infirmière qui vous a permis, il y a cinq ans, de pouvoir prétendre à une ‘colocation intergénérationnelle de niveau un’, à une ‘colocation conventionnelle de niveau trois’ ou à une ‘location autonome de niveau quatre’. Vous avez opté pour la colocation intergénérationnelle. Colocation que vous menez depuis avec Madame Denise Bodert dans son appartement du 15 rue de l’église à Neuilly-sur-Seine. Alors, comment se sont passées ces cinq dernières années ? »
J’étais sur le point de parler quand j’ai senti le poids d’un regard, une tension venant du salon. « Je ne vais pas me lancer des fleurs. Puisqu’on a ma logeuse sous la main, autant en profiter non ? Denise, au lieu de nous écouter en douce, tu veux bien venir nous dire un mot ? C’est plutôt toi que ça concerne cette question. »
« Mais je ne vous écoute pas », me répond une petite voix. Si ça, ça ne s’appelle pas un aveu… « Peut-être que mes oreilles trainaient un peu voilà tout », ajoute-t-elle dans un souffle.
Elle s’extirpe de son fauteuil, vient se placer à côté de moi.
« Alors Madame Bodert, que pouvez-vous nous dire de tout ça ? » « Au début cher monsieur, j’étais furieuse. » Ça commence bien. Je ne sais pas si j’ai eu une bonne idée de l’intégrer dans la conversation. « À aucun moment je ne voulais quelqu’un chez moi. Dans cet appartement où j’avais élevé mon fils et perdu mon mari. Mais l’État a décidé, pour résoudre la crise du logement, de taxer tellement fortement les logements vides, les résidences secondaires, les bureaux inoccupés et même les chambres vacantes qu’il ne me laissait pas le choix : j’allais devoir héberger un inconnu chez moi. Oui, un inconnu puisque je ne peux pas louer à une connaissance ou une connaissance de connaissance si elle n’a pas son accréditation de l’État. Je comprends la finalité : ouvrir l’accès aux logements. Je suis bien consciente que c’est de ‘l’entre-soi’, mais vous me poussiez très loin de ma zone de confort. À mon âge… À contrecœur, j’ai rencontré les candidats que vous m’avez envoyés. Au début, Fatou le sait, elle n’était pas mon premier choix. Une jeune fille noire, enfant de réfugiés, je pensais qu’elle et moi nous n’aurions rien en commun, que le quartier ne lui conviendrait pas. J’avais peur des commérages. Bref, je l’ai reçu froidement. Et là, le choc ! Sa bonne humeur, sa candeur, et surtout la façon qu’elle avait de me parler. Tous les autres me traitaient avec une sorte de déférence mortifère, comme s’ils avaient peur de me casser. Je ne suis pas en sucre et encore moins prête à être mise en terre. Elle, elle me parlait comme à une personne normale, pas comme à une pièce de musée. Je lui ai dit oui tout de suite. Je ne l’ai jamais regretté. Plus je la découvre, plus je l’aime. Elle sait être présente sans être oppressante, indépendante sans être laxiste. Elle m’a présenté ses amis. Ils m’ont même sorti plusieurs fois. J’ai tellement ri. Je croyais ma vie derrière moi et je me surprends à attendre demain avec impatience. Elle me transmet son virus de la jeunesse chaque jour. C’est une bénédiction. Et je crois que je peux dire qu’on est devenues amies. Elle et moi, c’est ‘la mif’, ‘le sang’ comme elle dit. »
Un gloussement m’échappe. Elle est incroyable cette nana. « Ravi d’entendre ça, répond le fonctionnaire en chemisette. Madame Abisanya, quelque chose à rajouter ? » « Non, tout est dit ». Je ne peux m’empêcher de la regarder et de sourire. « Bien. Pour en venir à notre situation d’aujourd’hui, vous avez validé vos études, commencé à travailler à l’hôpital public, et vous êtes investie dans l’association ‘la maraude 92’ avec une fréquence d’une intervention par semaine en moyenne. Est-ce que j’oublie quelque chose ? » « Non, avec ça mes semaines sont bien remplies. » La petite voix à ma droite intervient : « Elle a aussi mené un atelier de sensibilisation aux gestes de premiers secours dans mon club de lecture. » « Ça ne compte pas ça Denise » « Si, si, dit la chemisette. La responsable du club a bien envoyé une déclaration, je l’avais noté là. » Il s’arrête de parler, baisse la tête, relit ses notes, passe d’une feuille à l’autre en les parcourant du doigt. L’attente semble interminable. Puis, il pose tous ses papiers, met ses coudes sur la table, croise les mains. C’est le moment… « J’ai le… plaisir de vous annoncer que vous avez accès à toutes les possibilités de logement de niveau 1, que ce soit en colocation traditionnelle, intergénérationnelle, mais aussi en logement autonome. Vous pouvez donc dès à présent postuler pour un appartement pour vous dans n’importe quel quartier. » Denise pose sa main sur mon bras. Son regard est plein d’une fierté qui me rend les yeux humides. Il reprend : « Vous avez du temps pour faire votre choix. Mais si vous savez déjà sur quel type de logement vous aimeriez vous positionner, je peux l’enregistrer tout de suite. » Denise s’agite sur son siège. « À son âge c’est bien de pouvoir avoir son indépendance. C’est mieux que de devoir se coltiner la petite vieille et l’aider à monter ses courses, supporter sa musique, l’entendre raconter pour la centième fois la même histoire… » Je la coupe : « Monsieur Petel, ce choix, il est définitif ? » « Vous vous engagez pour une durée de deux ans minimum. Si vous voulez changer, il y a une nouvelle évaluation pour vérifier votre statut et vous pouvez ensuite déménager ». « Parce que voyez-vous, je ne me vois pas comme la petite jeune au chevet d’une vieille personne. Denise m’a apporté tellement et continue de le faire. Sans s’en rendre compte. Elle me fait relativiser. Elle m’apaise. Elle a raison, elle est de la famille. Vous pouvez noter que je reste ici pendant au moins deux ans. Le temps qu’elle devienne grabataire et que je lui vole son héritage » Denise part dans un rire sonore qui n’en finit plus, mais je sais que si on se regarde, on pleure. Elle le sent elle aussi. Sans tourner son visage vers moi, elle se lève précipitamment en s’écriant « mon poulet ». « C’est vrai que ça sent rudement bon », dit le fonctionnaire en chemisette. « Vous allez bien rester à déjeuner ? », lui répond la voix dans la cuisine. Il semble que Denise ait envie d’adopter quelqu’un d’autre. J’en suis presque jalouse.