Déprogrammer l’obsolescence
S’il est difficile de quantifier l’obsolescence programmée, elle n’en incarne pas moins les limites d’un modèle économique favorisant l’hyperconsommation. Entre mythe et réalité, on fait le point sur la question avec l’appui de l’IHEST (L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie).
Le programme Breakthrough Energy Catalyst, fondé par Bill Gates, a annoncé le 20 septembre 2021 la création d’un partenariat avec des géants des technologies, du conseil et de l’industrie dans le but d’investir massivement dans de nouvelles technologies qui permettraient de réduire l’empreinte carbone mondiale. Microsoft, qui vient de doter le fonds à hauteur de 100 millions de dollars, fait un pas de plus vers la décarbonation de ses activités. Mieux, à l’horizon 2030, la multinationale espère être « carbone-negative », c’est-à-dire capable d’éliminer plus de gaz à effet de serre qu’elle n’en produit.
C’est pourtant la même entreprise qui apparaît parmi les derniers du classement de l’obsolescence des appareils électroniques de grande consommation, publié par Greenpeace en 2017. Indisponibilité des pièces de rechange, complexité des process de remplacement de batterie ou d’écran, rien n’est fait pour que les utilisateurs puissent prolonger aisément l’usage de leurs tablettes, smartphones et ordinateurs.
Une obsolescence qui a un coût au moins aussi important que les investissements destinés à l’invention de technologies à la pointe dans la lutte contre le dérèglement climatique.
Mais alors… Qu’est-ce que l’obsolescence programmée ?
Certains y voient un mythe servant la mauvaise foi des arguments écologistes, d’autres le cynisme d’industriels obnubilés par l’appât du gain. Le concept d’obsolescence programmée, appelée « obsolescence prématurée » dans le droit européen, a de quoi faire fantasmer les esprits les plus rationnels tant il semble contre-intuitif. Depuis 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte définit l’obsolescence programmée comme « l’ensemble des techniques réduisant délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement » et la considère comme une pratique délictuelle.
L’idée de saborder un produit pour vendre plus rapidement son successeur a été pour la première fois nommée « obsolescence programmée » pendant la Grande Dépression des années 1930, sous la plume du promoteur immobilier Bernard London, soucieux d’assurer la relance économique des États-Unis. C’est à la même époque que General Motors, aujourd’hui partenaire de Breakthrough Energy Catalyst, produit annuellement de nouveaux modèles de voitures dont seule la carrosserie est modifiée, sans que de vrais changements techniques sur le moteur soient apportés.
La nouveauté constituant un attrait pour les consommateurs et un argument de vente pour les industriels, l’idée d’utiliser l’obsolescence pour renouveler précocement les produits ne tarde pas à faire son chemin. Ceci du moins dans les secteurs où la pression sociale et la dépendance à la mode existent et influencent les modes de consommation.
Un phénomène multiforme
Du latin obsoletus, signifiant tomber en désuétude, l’obsolescence programmée est multiforme. Le plus souvent, on associe l’obsolescence aux produits techniques ou technologiques présentant un défaut qui, de façon planifiée ou non, affecte le fonctionnement de ses composants. Il peut s’agir d’un matériau endommagé précocement, d’un logiciel qui notifie un besoin de mise à jour avant de se bloquer, mais aussi des subterfuges utilisés par les fabricants pour rendre impossible le démontage d’une machine.
Mais, pour l’économiste Serge Latouche, la redoutable efficacité de l’obsolescence tient surtout dans son caractère psychologique. Depuis la publication de Propaganda, dont l’auteur, Edward Bernays, était le neveu de Freud, les techniques de marketing se sont emparées des résultats des théories de l’inconscient et de la psychologie comportementale. L’art d’influencer les goûts du consommateur façonne une nouvelle économie des besoins, modelée par les campagnes publicitaires et l’accès grandissant au crédit, dans laquelle les standards culturels sont suffisamment ancrés pour assurer la ringardisation d’un produit bien avant qu’apparaissent les premiers signes de dysfonctionnements. On parle alors d’obsolescence esthétique ou psychologique.
Mais l’obsolescence programmée s’observe dans de nombreux autres domaines. Obsolescence par péremption, lorsque la date de péremption des produits alimentaires est artificiellement raccourcie, ou bien obsolescence écologique et même législative lorsque l’abandon de mode de consommation et de produits est fait au nom de la protection de l’environnement ou que la loi les proscrit.
Impatience est mère d’obsolescence
Les économistes s’accordent à dire que la planification de l’obsolescence à échelle industrielle n’est possible qu’en situation de monopole ou d’oligopole, entre des acteurs ayant intérêt à s’entendre pour augmenter leurs profits. Un cas célèbre est celui du cartel de Phœbus, formé des entreprises étasuniennes leader du marché des ampoules dans les années 1920, qui se seraient accordées pour baisser la durée de vie de ces dernières de 3500 heures à 1000 heures. Pour ceux qui douteraient de la capacité des industriels à produire des ampoules à la longévité exceptionnelle, la fameuse ampoule de Livermore, installée dans une caserne de pompiers de la ville du même nom, aux États-Unis, brille quasi sans interruption depuis 1901.
Mais, dans les faits, il est encore difficile de prouver la généralisation d’une telle pratique. Les flagrants délits sont rares, et les auteurs du rapport « Obsolescence programmée : comment la définir ? Faut-il la combattre ? » de l’IHEST, avouent sans ambages n’avoir trouvé « aucune étude chiffrée montrant un raccourcissement significatif de la durée de vie des produits de consommation ».
Alors que l’Ademe, l’Agence de la transition écologique, montre que les lave-linge ont une durée de détention égale à quinze ans contre deux ans pour les téléphones mobiles, une étude menée en 2011 en Angleterre soulignait surtout l’évolution des attentes des consommateurs. Les résultats ont montré que les détenteurs d’un téléphone portable en 2010 espéraient que celui-ci leur « dure » deux ans, soit deux fois moins qu’en 2000, quand bien même la durée de vie potentielle de ces appareils est de dix ans.
On retiendra donc que l’obsolescence est une incitation, plus ou moins cachée, à consommer davantage et à jeter plus. Une tendance qui, en accroissant l’écart entre durée d’usage et durée de vie des produits, mène tout droit au gaspillage.
Les limites de l’économie linéaire
Pour l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP), ce phénomène est symptomatique de l’économie linéaire. L’obsolescence programmée résulte de la croyance de certains acteurs en l’infinité des ressources naturelles, leur gratuité, et l’absence d’externalités négatives à l’exploitation de la nature. La réalité est toute autre : l’extraction des ressources naturelles engendre la moitié des émissions de gaz à effet de serre totales et les solutions apportées au problème de la gestion des déchets restent peu nombreuses. Sur quinze tonnes de ressources naturelles consommées chaque année par un Européen, dix le sont ainsi sous forme de biens, et cinq sont rejetées sous forme de déchets.
Ce modèle commence à toucher à ses limites. L’appétit pour les métaux rares, dont sont particulièrement friands les équipements numériques, est plus que préoccupant. Selon certaines projections, une situation de pénurie pourrait apparaître d’ici trente à cinquante ans, provoquant tensions et conflits géopolitiques, sans compter les coûts environnementaux et sociaux de l’extractivisme. Les mines de tungstène et de graphite en Chine, de cobalt en RDC ou de lithium en Bolivie, génèrent une pollution chimique et radioactive énorme et ne sont pas réputées être des fers de lance du respect du droit du travail.
Des pratiques qui évoluent
Depuis la loi TEPCV de 2015, les fabricants s’exposent à deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pouvant atteindre 5 % du chiffre d’affaires lorsque l’obsolescence prématurée de leurs produits est avérée. La réglementation prévoit aussi de renforcer l’information de durée de vie sur les emballages et étend à 24 mois le délai au cours duquel le consommateur peut exiger le remplacement d’un produit non conforme. Encore faut-il qu’il parvienne à le prouver.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les entreprises ont désormais tout à gagner à lutter contre l’obsolescence programmée. Certaines entreprises intègrent désormais des facteurs sociaux et environnementaux dans l’évaluation de leur modèle économique. Alors que la pandémie de Covid-19 a contribué à orienter la consommation vers des produits issus de filières locales et éthiques, la soutenabilité de la chaîne de valeur est un argument de vente qui rehausse l’image d’une marque au niveau des attentes renouvelées des consommateurs.
La prise de conscience individuelle est une bonne chose, mais son impact reste limité s’il n’est pas articulé à des actions collectives, insérées dans le tissu associatif local, comme ces « Repair » cafés qui mettent à disposition de tous des outils et des savoirs pour réparer et réemployer les objets.
Vers un modèle d’économie circulaire ?
L’ éducation à l’environnement et au développement durable est également primordiale, comme en témoigne la loi du 10 février 2020 qui l’instaure dès l’école primaire car les failles du modèle actuel continuent de fragiliser l’édifice de nos sociétés. D’où cette idée qui fait son chemin dans le débat public : le meilleur moyen de lutter contre l’obsolescence programmée est d’opérer une transition vers un modèle d’économie circulaire.
Ce changement de paradigme est porté par trois piliers. L’analyse du cycle de vie et l’éco-conception sont des méthodes normalisées permettant d’évaluer de façon multidimensionnelle les impacts de la fabrication d’un produit tout au long de sa chaîne de valeur, de l’extraction des ressources à la gestion des déchets rejetés. Le passage à une économie de la fonctionnalité et du partage permet, quant à elle, de substituer à la vente d’un bien, la vente d’un service incluant ce bien, mais dans une logique de performance d’usage.
Calquée sur le secteur immobilier, la vertu du modèle locatif pourrait séduire les acteurs du numérique cherchant à optimiser le cycle de vie de leurs équipements. À titre d’exemple, Dell s’engage à ce que 50 % de ses solutions pour ordinateurs soient vendues sous forme de services d’ici 2025. Du côté des smartphones, l’entreprise Commown propose à la location un téléphone modulaire, le « Fairphone », dont toutes les pièces sont remplaçables.
Si des mastodontes comme Dell prennent le virage de l’économie circulaire, c’est que les bénéfices sont au rendez-vous. D’après le rapport « l’économie circulaire pour une Europe compétitive » et la Fondation Ellen MacArthur, plus de 240 milliards euros d’économies seraient permis chaque année grâce au changement de modèle économique. Les bénéfices se feraient aussi potentiellement sentir sur le marché du travail puisque le Ministère de la Transition écologique et solidaire français tablait, en 2018, sur la création de 500 000 emplois non délocalisables dans un modèle d’économie circulaire.
Voilà peut-être la vertu de l’obsolescence programmée : si elle n’est pas toujours avérée, elle permet du moins de révéler les limites de nos modes de production et de consommation et nous incite à inventer d’autres modèles économiques.
Le meilleur moyen de dire adieu à l’obsolescence programmée est peut-être de la rendre désuète.
Article réalisé avec l’appui du rapport « Obsolescence programmée : comment la définir ? Faut-il la combattre ? », promotion Michel Serres, cycle national 2020-2021 de l’IHEST (L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie)