Quand on parle d’intelligence artificielle, le premier objet auquel beaucoup de gens pensent désormais a des chances d’être une boîte de dialogue sur une page web, tels que se présentent la plupart des agents conversationnels. Une interface de dialogue ou une voix qui semble avoir pris la commande de notre téléphone, y parle, nous répond, pulse. Pour d’autres, ce qui viendra à l’esprit, ce sont d’abord des images de films ou de séries, des robots humanoïdes parfaitement autonomes, amicaux ou dangereux, des mèmes très partagés, des références culturelles de la pop culture, voire désormais des images et représentations produites par des IA elles-mêmes.

Il nous faut comprendre que ces représentations, ces images et ce qu’elles véhiculent ne sont pas anodines. Elles ancrent et sédimentent nos perceptions. Notre compréhension de l’Intelligence artificielle est cimentée par les flux culturels qui nous ont traversé·es, notamment ceux de l’entertainment américain, qui de 2001, l’Odysée de l’espace à Her, de Terminator à Real Humans, façonnent notre compréhension commune des possibilités à venir des technologies. Les produits d’Intelligence artificielle des entreprises renforcent encore ces ancrages cognitifs, à la fois par les outils et dispositifs qu’elles mettent en place, et à la fois par les productions que ces outils proposent. Leurs productions sont « une façon d’imaginer le monde qui devient un raccourci pour expliquer le monde », explique Eryk Salvaggio. Leur esthétique même est devenue un marqueur culturel, qui tient à la fois d’un remplissage trop souvent vide de sens et d’une esthétisation problématique, mobilisée par certains acteurs plus que d’autres. À mesure qu’elle se déploie, l’IA déploie des représentations dont il est de plus en plus difficile de s’extraire, d’autant que par nature, elle procède à une forme de réductionnisme culturel, qui ravive les stéréotypes et leur conformisme problématique.

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Imaginaires en concurrence

La chercheuse Ruha Benjamin dont le nouveau livre est un manifeste de défense de l’imagination, a rappelé que l’avenir, trop souvent, n’est que le reflet de nos choix actuels. « L’imagination est un muscle que nous devrions utiliser comme une ressource pour semer ce que nous voulons plutôt que pour simplement déraciner ce que nous ne voulons pas ». Benjamin rappelle que les imaginaires évoluent dans un environnement très compétitif. Pour elle, face aux imaginaires dominants et marchands qui s’imposent à nous, le risque est que la conception d’une nouvelle société devienne une impossibilité, tant ils nous colonisent par l’adhésion qu’ils suscitent et repoussent à la fois les autres imaginaires et les imaginaires des autres. En nous invitant à imaginer un monde sans prison, des écoles qui encouragent chacun ou une société où chacun a de la nourriture, un abri, de l’amour… Elle nous invite à réinventer à la fois la réalité et nos futurs. Les activistes du Memefest prônent la même ligne, en nous invitant à construire de nouveaux mythes, reconquérir notre intimité pour radicaliser nos relations, s’extraire du colonialisme technologique, transgresser les limites de la technoscience.

L’enjeu devient alors de pouvoir nous projeter dans un « à-venir » ouvert tel que défini par Derrida. Pour ne pas seulement prolonger le passé, mais rendre possible d’autres choses, nous devons avant toute chose interroger les luttes que nous avons perdues. Car toutes ces luttes ont été autant de carrefours entre plusieurs chemins dont il ne reste que le victorieux. Tous les autres chemins possibles sont autant d’imaginaires qui, peu à peu, ont été effacés du champ des possibles. Leur oubli laisse émerger l’idée qu’il n’y aurait d’autre issue que celle qui s’est imposée, formant ainsi une mythologie : celle du caractère inéluctable de ce qui est. Mais il n’en est rien.

L’histoire des technologies s’est constituée de mille propositions : objets, services, produits, langages, protocoles… Nous ne connaissons d’elles que celles qui sont parvenues jusqu’au plus grand nombre. Internet est un des maillons essentiels de cette histoire. Des personnes ont imaginé un mode de communication par paquets de données sur un réseau distribué. D’autres ont adopté ce modèle. Puis d’autres et encore d’autres jusqu’à ce que tout le monde s’en empare.

Avec l’arrivée d’internet dans nos foyers, nous avons découvert un monde dans lequel n’importe qui pouvait proposer ce qu’il souhaite à tout le monde, dans le respect de la loi, mais sans barrière, sans péage centralisé chez un acteur économique. C’est ce monde que nous avons défendu en sanctuarisant la neutralité du net : un monde où un opérateur économique, ici un opérateur télécom, ne décide pas pour le plus grand nombre de ce qui peut être. Notre avenir n’est pas entre leurs mains. C’est aussi ce qui a fait la magie du pair-à-pair : n’importe qui pouvait partager avec la Terre entière n’importe quelle œuvre culturelle, y compris celles protégées par le droit d’auteur.

« L'IMAGINATION EST UN MUSCLE QUE NOUS DEVRIONS UTILISER COMME UNE RESSOURCE POUR SEMER CE QUE NOUS VOULONS PLUTÔT QUE POUR SIMPLEMENT DÉRACINER CE QUE NOUS NE VOULONS PAS.» RUHA BENJAMIN

Des savoirs centralisés

En réponse à ce nouvel horizon qui s’ouvrait à nous, le projet défendu avec le projet de loi Hadopi a surtout été de fermer l’imaginaire d’un partage distribué de l’accès à la culture, de couper court à cette possibilité d’une autre répartition de la richesse et de financement de la création. C’est la raison pour laquelle des idées comme celles de la contribution créative ont été écartées d’emblée. Elles rompaient avec l’idée que les artistes seraient mieux protégés par des sociétés de gestion de droits en négociation bilatérale avec des plateformes. Nous sommes alors revenus au monde centralisé, au monde du point de contrôle, du péage et du passage obligé, à l’image de la dîme que prélèvent toutes les plateformes sur les ventes des applications qu’elles accueillent. Amazon, Spotify, ou YouTube comme les réseaux sociaux sont devenus depuis bien longtemps des plateformes centralisées plutôt que ’ des espaces d’ouverture à l’autre. A la possibilité d’un monde fait d’échanges symétriques, allant autant d’un point A vers un point B qu’inversement, s’est substitué l’ancien monde de l’information asymétrique, du broadcast, du média qui fait parler une minorité à destination du plus grand nombre, celui de la télévision et de la radio en somme. Et finalement ce sont des points centraux qui décident de ce que l’on voit. « Ce que l’on ne recommande pas, vous ne le voyez pas. » Voilà ce que nous disait récemment une directrice d’un grand réseau social. Et c’est vrai. Le réseau social n’est rien d’autre qu’une télé. YouTube se revendique comme la deuxième chaîne de France et son logo est une télé. Tout cela était finalement écrit il y a déjà 20 ans.

Mais ce à quoi nous assistons n’est pas uniquement la victoire d’une télé sur une autre, c’est d’abord à la fermeture des imaginaires possibles hors de la volonté d’une ’entité centralisée et hégémonique. Et finalement le mythe qui s’impose est celui de la centralisation, du pouvoir de décider, de la diffusion du savoir et de la culture, donc de ce qui peut advenir.

Fin de partie ?

L’IA n’est que le prolongement de cette croyance-là. L’IA nous fait croire que l’intelligence serait quelque chose de centralisé, une faculté computationnelle embarquée dans un cerveau ou un serveur. Comme si l’intelligence n’était pas cette chose intangible et diffuse qui circule entre les personnes et ne peut exister qu’à l’état collectif. Avec la croyance dans l’IA vient celle dans l’idée que l’intelligence pourrait résider dans une puissance de calcul et nous en revenons encore à nous soumettre à une autre mythologie, celle de la puissance du chiffre, de la supériorité du tangible sur l’intangible, du champion d’échec sur tous les autres. C’est la victoire du calcul, de l’opérationnel, du chiffrable, du livrable et de la donnée. C’est ce mythe là qui s’impose avec l’intelligence artificielle et c’est une catastrophe car il empêche de penser ce qui est diffus singulier, de chérir l’insaisissable, de faire confiance à la subjectivité distribuée, de concevoir que notre richesse n’est pas matérielle et propriétaire mais impalpable, innommable même et très certainement partagée.

Pour concevoir d’autres possibles que celui qui s’impose à nous, il faut donc nous souvenir que si nous en sommes là c’est parce que nous avons perdu des batailles, beaucoup de batailles et que le présent est avant tout le fruit de nos défaites. Mais souvenons-nous que le monde tel qu’il est n’a rien, absolument rien d’inéluctable. Il est le produit d’une volonté politique qui a gagné sur une autre. Il est le fruit de la volonté économique et idéologique imposée par quelques-uns. Le modèle de la plateforme centralisée soumise au monopole de son propriétaire est bien en cela une mythologie car il laisse croire dans une forme de totalité, un tout, un seul monde hégémonique au-delà duquel il n’y aurait pas de possible.

« OUVRIR LES IMAGINAIRES NÉCESSITE D'OUVRIR NOS REPRÉSENTATIONS PLUTÔT QUE DE LES ENFERMER. NOUS OUVRIR À D'AUTRES VISIONS, À D'AUTRES CULTURES, À D'AUTRES APPROCHES PLUTÔT QUE DE CHERCHER SEULEMENT À LES REPRODUIRE. »

Nouvelles mythologies

Qu’il s’agisse des réseaux sociaux ou des IA, chaque système serait un tout, une forteresse fermée et non une multiplicité de terrains vagues sur lesquels tout un chacun peut s’amuser à proposer ce qu’il souhaite. Tout cela est une croyance. A l’opposé, réside le monde du protocole distribué et des communs numériques conçus, gouvernés et employés comme autant de ressources ouvertes et démocratiques par des personnes volontaires et libres. Est-ce là un autre mythe ? Oui revendiquons-le, à condition de lutter contre les gagnants d’hier, les modèles hégémoniques d’aujourd’hui, pour le faire advenir demain.

Le futur, comme disait Derrida est un présent décalé dans le temps qui prolonge et répète un passé, quand l’avenir, lui, nécessite un décalage de soi, de ce que l’on pense. Un pas de côté, qui n’est pas si simple à faire. Ouvrir les imaginaires nécessite d’ouvrir nos représentations plutôt que de les enfermer. Nous ouvrir à d’autres visions, à d’autres cultures, à d’autres approches plutôt que de chercher à seulement les reproduire. Tout le problème est que les services d’’IA qui dominent aujourd’hui nous enferment dans les représentations du passé au risque de rendre toute évasion bien plus difficile encore. Alors, plus que jamais, interrogeons les mythologies écrites au présent pour parvenir à nous en extraire.