Dans le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, Joël, incarné par Jim Carrey, est pris d’une pulsion de colère et de désespoir de voir partir celle qu’il l’aime et décide de recourir au service d’une entreprise spécialisée dans l’effacement de souvenirs. Derrière l’idée farfelue qui interroge notre gestion des émotions et de la rupture, Gondry met en scène une technologie qui supplante le temps, en ce sens qu’elle permet de s’épargner ce temps du deuil dont on ne peut prédire la durée, pour passer à autre chose, là, tout de suite, dans une immédiateté irréversible. Joël fait l’expérience de l’effacement du temps, comme on réalise le montage d’un film, on coupe, on supprime, on appuie sur « off », on efface un fichier sur un ordinateur. Et il le regrette, évidemment. 

Parce que le temps humain n’a rien à voir avec le temps de la machine. Dans une rupture, dans un deuil, il permet de réparer, de reconstruire, presque de façon biologique, comme des cellules détruites se retissent, comme une plaie cicatrise petit à petit et laisse cette empreinte que, plus tard, on regardera avec nostalgie. Le temps se situe du côté de l’être, nous dit le philosophe Jankélévitch.

Pourtant les technologies, même si elles n’effacent pas (encore) les souvenirs, nous font oublier ce temps humain et nous donnent l’illusion de pouvoir contrôler le temps. Elles nous placent dans une relation de possession. Montres connectées qui optimisent nos journées, commandes vocales « Dis Siri » qui permettent la recherche d’information en temps réel, notre époque caractérisée par l’immédiateté technologique cherche par tous les moyens à maîtriser le temps. Elle nous plonge dans l’instantanéité, sentiment jouissif qui booste notre besoin de contrôle. Mais le résultat est contre-productif. Plus nous avons de temps de loisirs, plus nous optimisons nos journées, plus nous avons la sensation de manquer de temps, plus il nous échappe et nous fait perdre notre propre temporalité. N’est-ce pas parce qu’on a tendance à confondre temps humain et temps de la machine, à l’instar de Joël dans le film de Gondry ? 

Ce tiraillement est au cœur de nos préoccupations actuelles, du temps de l’attente au temps de l’attention, de l’accélération des start-up et de l’économie en général, au temps de cerveau disponible. Les technologies bouleversent notre rapport au temps, rendant flou la frontière entre nos besoins humains, psychologiques et biologiques et l’impérieuse immédiateté de la tech.

Chez Chut!, cette question nous obsède depuis la création de notre média. Nous lui avons consacré une rubrique intitulée « De la lenteur ». Nous l’explorons également au travers du format papier, pour proposer une autre temporalité face à cette injonction de vitesse et d’immédiateté. Il était temps de lui consacrer un numéro tout entier ! De fait, « il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois, et puis jamais plus », nous dit encore Jankélévitch.