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En France, selon les chiffres disponibles sur societenumerique.gouv, 13 millions d’adultes sont en difficulté avec le numérique. Sans compter les personnes en situation de handicap ni les plus jeunes. Ainsi, pendant le confinement du printemps 2020, « 1.6 millions d’enfants n’ont pas pu suivre correctement l’enseignement à distance de leur établissement faute d’accès au matériel nécessaire », se désole Nicolas Turcat, chef de service « Education, inclusion numériques et services au public » à la Banque des Territoires. La course au tout numérique est à double vitesse. En quelques années, le lièvre de l’innovation technologique a démultiplié l’offre des équipements à destination du grand public. Dans son élan, il a accéléré la dématérialisation des services publics et a durablement installé une interface entre les individus, contraints de s’adapter à de nouveaux modes d’échange sociaux et commerciaux, et leurs démarches administratives. Une petite révolution à laquelle chacun doit s’accommoder et qui laisse beaucoup de personnes en queue de peloton. Car, contrairement à la fable de La Fontaine, le lièvre de cette histoire moderne ne semble pas prêt de se reposer et continue, à grandes foulées, de creuser son avance et, par la même occasion, la fracture numérique.

Le numérique n’est pas automatique

Le numérique est omniprésent dans nos vies. Depuis la prise de rendez-vous pour obtenir une troisième dose de vaccin contre la Covid jusqu’à l’inscription des lycéens dans l’enseignement supérieur, en passant par l’ouverture d’un compte personnel de formation pour les salariés désireux de suivre une formation qualifiante ou certifiante, la population est, à tout âge, amenée à effectuer des démarches en ligne. Un raz-de-marée digital sur lequel compte d’ailleurs le gouvernement pour moderniser les administrations et désenclaver les territoires. Point d’orgue de la dématérialisation programmée de toutes les procédures administratives, le programme « Action publique 2022 » promet ainsi de « simplifier la vie des usagers des services publics ».

Une simplification loin d’être évidente pour tout le monde. « Aujourd’hui, 6.5 millions de personnes n’ont pas d’usages du numérique, dont la moitié par renoncement, et 6.5 millions ne sont pas connectés ou n’ont pas d’équipement pour le faire » rappelle Nicolas Turcat. Une fracture qui se déploie à trois niveaux.

Sur le plan territorial, le taux d’usage d’internet varie entre les villes et les campagnes. « En zone métropolitaine, on compte globalement 10% d’usage en plus qu’en milieu rural » analyse le spécialiste de l’inclusion numérique. Une différence qui s’explique en partie par l’accès au très haut débit, dont le plan France haut débit prévoit une couverture de l’ensemble du territoire français d’ici 2022. Selon l’Arcep, on compte 16.6 millions d’accès internet très haut débit au deuxième trimestre 2021 contre 10 millions à la même période en 2019. Une couverture accrue grâce au déploiement de la fibre optique mais qui atteint moins rapidement les zones faiblement peuplées.

Des usages numériques très différents selon les groupes

L’âge des usagers délimite une seconde ligne de fracture. On s’en doute, ceux qui n’ont pas grandi avec internet et un PC dans leur chambre se tiennent plus facilement à l’écart des ordinateurs. Gare, toutefois, aux conclusions trop hâtives ! Comme le souligne Olivier Bourhis, responsable coordination et pilotage du dispositif « Conseillers numérique France services », « Il n’y a pas un mais plusieurs usages du numérique : s’il y a de grands écarts en termes d’âge sur l’ensemble des usages, certains usages ne sont pas maîtrisés par une partie des jeunes ». La jeune génération a grandi entourée de tablettes, smartphones et ordinateurs mais les connaissances requises pour bien en utiliser certaines fonctionnalités basiques, notamment dans le monde du travail, ne sont pas innées : rédiger son CV, une lettre de motivation, utiliser des outils bureautiques en contexte professionnel, etc. « Sur Pronote, on a multiplié par dix le volume des serveurs parce que les élèves y chargent une photo de leurs devoirs plutôt que d’utiliser des logiciels de traitement de texte », s’étonne ainsi Nicolas Turcat.

Ce dernier souligne enfin le poids de la catégorie socio-professionnelle dans les usages. Il dénombre ainsi trois barrières majeures au numérique : « la barrière de la langue (certains territoires de France compte jusqu’à 5% d’analphabètes), la barrière du langage informatique (« télécharger une image », « téléverser un document ») et la barrière du langage administratif ». La façon dont se sont construits les systèmes d’exploitations et internet est le reflet de la capacité à manier ces langages. Ainsi, selon la sociologue Dominique Pasquier, les classes populaires sont plus éloignées des usages complexes d’internet car leur rapport à l’écrit est plus difficile. « Internet est un média d’écrit, conçu par des diplômés, pour des diplômés », affirme-t-elle dans une interview à propos de son livre L’internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale (2018). Si les plus précaires savent tirer parti d’un numérique d’opportunité, que ce soit en utilisant des sites comme Le bon coin pour arrondir leurs fins de mois, ou en s’ouvrant à d’autres groupes socio-culturels via les forums de recette de cuisine, « le plus gros traumatisme est [pour eux] la dématérialisation administrative », analyse la chercheuse.

L’objectif est triple : soutenir les Français dans leurs usages quotidiens du numérique, favoriser les usages critiques d’internet et les accompagner vers plus d’autonomie dans la réalisation de leurs démarches. Olivier Bourhis

Des dispositifs inclusifs

Pour accompagner les citoyens dans la digitalisation des services publics, la Banque des Territoires a déployé, en partenariat avec l’Agence nationale de cohésion des territoires, 2000 maisons France Services et formé 6000 agents chargés d’accueillir et d’accompagner le million de Français qui, chaque année, bénéficient de ce dispositif. Une centaine d’« étapes numériques », ont par ailleurs été mises en place avec le groupe La Poste pour enrichir les maisons France Services d’espace de formation au numérique. D’autres expérimentations ont lieu, telle que l’installation de bornes de télémédecine pour compenser l’absence de médecins dans les déserts médicaux.

Les résultats de ce dispositif sont au rendez-vous puisque les mesures de qualité de service révèlent que 82 % des personnes qui viennent en maison France Services sont satisfaits, voire très satisfaits, du service rendu par les agents. Pour muscler le dispositif, 17 hubs territoriaux ont été créés à l’échelle régionale. Depuis 2019, ils fluidifient l’ingénierie territoriale en apportant un soutien complémentaire aux collectivités dans leur démarche d’inclusion numérique.

L’autre dispositif majeur mis en place par la Banque des Territoires dans le cadre de France Relance pour le compte du Secrétariat d’État au numérique et de l’Agence nationale de cohésion des territoires est le déploiement, d’ici 2022, de 4000 Conseillers numériques France Services accueillis par les collectivités territoriales et les acteurs privés associatifs ou relevant de l’économie sociale et solidaire. « L’objectif est triple : soutenir les Français dans leurs usages quotidiens du numérique, favoriser les usages critiques d’internet et les accompagner vers plus d’autonomie dans la réalisation de leurs démarches », détaille Olivier Bourhis. En validant un certificat de compétence professionnelle à l’issue d’une formation initiale, les Conseillers participent à la structuration de la filière de la médiation numérique ainsi qu’à son élargissement aux territoires jusqu’à présent peu touchés par les actions d’inclusion numérique.

Les accompagnements proposés par les Conseillers numériques France Services sont gratuits. Dans le souci d’étendre l’accès des usagers aux autres espaces de médiation existant, un Pass numérique a été mis en circulation. Sous forme de chèques distribués par les structures locales, ce Pass donne droit à des ateliers d’accompagnement avec des médiateurs numériques.

L’inclusion numérique est avant tout une affaire d’éducation

A travers ces dispositifs, la Banque des Territoires espère donner le déclic du numérique à tous les citoyens. « Les Conseillers numériques sont là pour donner confiance aux gens, les faire sortir du “je n’y arriverai pas, ce n’est pas pour moi” en les amenant à monter en compétences », assure le coordinateur du dispositif. A l’heure des fake news et des cyberattaques, l’enjeu est de taille. « Aujourd’hui, un paquet de gens viennent en maison France Services en demandant s’ils doivent cliquer sur un mail de phishing se faisant passer pour le Trésor public ou les services du Compte Personnel de formation » s’alarme de son côté Nicolas Turcat. Une anecdote qui donne une idée du rôle que les structures d’inclusion numérique ont à jouer dans l’usage averti des services proposés sur internet.

Le numérique est à la fois la promesse d’une plus grande ouverture sur le monde et le risque de voir certains individus, sous couvert d’anonymat, se couper d’empathie à l’égard des autres, comme en témoignent les vagues de cyberharcèlement qui ont déferlé pendant le confinement sur les réseaux sociaux plébiscités par les adolescents. Pour que le numérique devienne citoyen, le chef de service « Education, inclusion numériques et services au public » à la Banque des Territoires appelle ainsi de ses vœux la création de « conservatoires du numérique ». Il voit en ces lieux où l’on enseignerait les humanités numériques et les bases du langage informatique une chance pour la jeunesse et l’activité de la France : « On manque de 100 000 personnes formées chaque année au numérique. En dépit de tous les dispositifs en place, on ne relèvera les défis actuels que lorsqu’on prendra le problème à la racine : il faut former aux cultures numériques dès le plus jeune âge. »

 

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