En quoi consiste le projet COMETE ?

Nous utilisons les mathématiques pour comprendre comment les opinions se polarisent sur les réseaux sociaux. A terme, nous souhaitons utiliser les données de Twitter, qui est le réseau social par excellence des discussions politiques et des débats d’opinion. Pour l’instant, nous travaillons sur une abstraction de réseau social dans lequel nous testons et rendons plus robuste un modèle mathématique utilisé au départ en économie, connu sous le nom de DeGroot Learning. C’est un modèle plus vieux que les premiers réseaux sociaux. Le fait d’avoir recours aux mathématiques permet d’identifier avec précisions les situations produisant des effets de polarisation.

Comment définir cette notion de polarisation ?

La polarisation désigne la tendance des croyances des individus à devenir de plus en plus extrêmes au cours du temps et sous certaines conditions. Plus un groupe est petit, plus il est insignifiant scientifiquement parlant.  C’est pourquoi pour pouvoir quantifier mathématiquement la polarisation, on doit étudier au moins deux groupes de personnes suffisamment grands et différents entre eux mais très homogènes de l’intérieur. Cette notion d’homogénéité est primordiale car elle souligne qu’au sein d’un même groupe les individus ont tendance à s’aligner sur la position des autres. Dans notre modèle, nous partons du principe que les utilisateurs de réseaux sociaux ne sont pas des raisonneurs parfaits. Le premier des dix commandements de la pensée critique établi par le philosophe Bertrand Russell préconise de « ne se sentir absolument sûr de rien ». Dans notre modèle, nous nous efforçons au contraire de calculer la part d’irrationalité qu’il y a dans la formation et l’évolution des opinions.

Comment se caractérise-t-elle ?

Il faut faire appel à des concepts issus de la psychologie et de la sociologie : les biais cognitifs. Les êtres humains sont irrationnels et peuvent donc être soumis à des biais de toutes sortes, en l’occurence trois dans le cadre des réseaux sociaux. Le biais d’autorité, qui désigne la tendance à être plus fortement influencé par l’opinion d’une figure d’autorité que par une autre de moindre envergure. Le biais de confirmation, qui est à mon sens le plus puissant, qui nous pousse dans les bras de toutes les informations qui renforcent nos propres croyances et valeurs antérieures. C’est lui qui nous enferme dans des chambres d’écho. Et, enfin, le biais qu’on peut qualifier d’effet de retournement de situation, selon lequel le fait de vouloir prouver à d’autres personnes qu’elles ont tort tend au contraire à les raffermir encore plus dans leur position. La formation des croyances résulte donc d’une formule qui mêle la croyance à un instant T, le crédit que nous portons à la parole des autres et l’intensité avec laquelle ces trois biais s’appliquent sur une personne.

En quoi les réseaux sociaux polarisent-ils les opinions plus qu’un autre milieu ?

Ces biais ont toujours existé, ils sont consubstantiels à la nature humaine car ils nous permettent de prendre des décisions rapidement en toute circonstance. Mais les réseaux sociaux fournissent le milieu idéal pour leur activation et leur prolifération à une échelle sans précédent. Le niveau d’engagement généré par les réseaux sociaux provoque une saturation informationnelle qui pousse les individus à activer ces biais outre mesure. Jusqu’à les distordre et polariser à l’extrême les débats.

Quels résultats avez-vous obtenu ?

Nous avons identifié les conditions nécessaires et suffisantes pour obtenir un consensus ou pour que la polarisation sociale persiste. Deux facteurs jouent un rôle déterminant. La présence au sein d’une communauté de personnes qui influencent beaucoup plus qu’elles ne sont influencées ainsi que l’existence d’un groupe isolé dont la communication fonctionne en vase clos. Autrement dit, plus une personne ou un groupe est imperméable à l’influence d’autres personnes ou d’autres groupes, plus la communauté se polarise parce que chacun est enfermé dans une chambre d’écho.

Quelles conclusions en tirez-vous pour l’avenir des réseaux sociaux ?

Si une personne a énormément d’influence auprès d’autres groupes, le meilleur moyen de diminuer la polarisation qu’elle génère est de ne pas relayer le contenu qu’elle produit. Mais je parle ici du point de vue scientifique. Si l’on commence à dire aux gens ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire, on rentre dans un autre débat. 

Il faudrait le rendre plus dynamique, c’est-à-dire capable de prendre en compte des variables qui évoluent. Par exemple, l’influence d’un politicien est fonction de sa capacité à prendre la parole : s’il se tait, son influence diminue. D’autre part, nous souhaitons évoluer vers un modèle « ask and tell » qui nous permettrait de comprendre comment l’opinion se modifie en temps réel au cours d’un dialogue. Mais la communication n’explique pas tout. L’opinion d’une personne anti-vaccin peut être autant liée à ses échanges avec le milieu antivax qu’avec des éléments extérieurs au langage, comme le décès d’un membre de sa famille. C’est pourquoi nous voulons aussi intégrer plus de facteurs explicatifs dans notre modèle. 

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Inria.