Un peu moins de trois mois après la fin de la présidence française du Conseil de l’UE placée sous le signe du numérique, le gouvernement d’Emmanuel Macron affiche l’ambition de construire une « société numérique à l’européenne ». Dans son discours de clôture de Numérique en Commun[s] (NEC), rassemblement annuel des acteurs·rice·s œuvrant pour un numérique d’intérêt général, le ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications Jean-Noël Barrot l’a réaffirmé : « L’objectif de la France est d’allier liberté et régulation pour créer un nouveau modèle qui ne soit ni celui des Etats-Unis, ni celui de la Chine. » Mais à quoi donc pourrait ressembler un tel projet de gouvernance numérique démocratique et souverain ? Pour certain·e·s intervenant·e·s de cette cinquième édition de NEC, organisée à Lens, la réponse tient dans ces mots : les communs numériques.

A l’ombre des tribunes du stade Bollaert où se tiennent la majeure partie des interventions, Sébastien Shulz, docteur en sociologie et initiateur du Collectif pour une société des communs, définit un commun numérique comme « une ressource en accès partagé, produite de manière contributive et gouvernée de façon démocratique ». Wikipédia, OpenStreetMap ou Linux en sont les exemples les plus connus. Ce concept n’est pas nouveau, il s’inspire notamment des travaux sur la théorie des communs de la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom. Dans ses recherches, l’économiste américaine s’est attachée à montrer que pour gérer certaines ressources communes comme la nature ou le savoir, la gouvernance la plus efficace ne vient pas du marché ni de l’Etat mais de l’intelligence collective d’un groupe définissant ses propres règles de fonctionnement.

Combat de bits : logiciel propriétaire versus logiciel libre

Ce débat autour de l’accès aux ressources et au partage de leur gouvernance résonne particulièrement chez les amoureux·euse·s du code informatique. La « lettre aux amateurs » écrite en 1976 par Bill Gates est le point d’achoppement entre la vision libriste des premiers hackers et la vision mercantile de premiers entrepreneurs de l’informatique. Le jeune co-fondateur de Micro-Soft y reprochait aux membres du Homebrew Computer Club – le club d’informatique de la Silicon Valley- de violer le droit d’auteur du logiciel qu’il avait développé : « Comme la majorité des amateurs devraient le savoir, écrit Bill Gates, la plupart d’entre vous volent les logiciels. Le matériel doit être acheté, mais les logiciels sont considérés comme quelque chose que l’on partage. Qui se soucie de savoir si les personnes qui ont travaillé dessus seront payées ? »

Un demi-siècle plus tard, « que ce soit au sein de l’Etat ou dans les entreprises, c’est le logiciel privé qui domine », constate Mahé Dersoir, chargé de mission auprès d’Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. A commencer par les écoles, qui ont formé des générations d’élèves avec les outils fournis par les Big Tech. A l’inverse, « travailler avec des outils interopérables permet de détruire ces monopoles de fait et de bâtir un modèle de souveraineté non-hégémonique », souligne ce néophyte du librisme qui reconnaît dans un sourire n’avoir « pas encore réussi à passer sur Linux ».

Face au capitalisme numérique naissant, l’Etat et le mouvement des communs numériques se rapprochent

La France fait pourtant office de pionnière. En décembre 2020, le rapport du député Eric Bothorel prône une politique d’ouverture rapide des données des administrations de l’Etat. En juin dernier, 19 États membres de l’UE signent le rapport sur les communs numériques initié par le Quai d’Orsay. Ce document, qui n’a pas de force contraignante, recommande entre autres aux Etats membres et à la Commission européenne de mettre en place le principe de « communs numériques par défaut » dans le développement des outils numériques des administrations publiques. Une « étincelle » qui, selon Mahé Dersoir, témoigne de « l’influence diplomatique » de la France sur les dossiers logiciels libres et open data. Au regard de l’histoire du mouvement des communs, plutôt hostile à toute forme de verticalité, cette position de l’Etat a de quoi surprendre.

Un discours libriste au sein de l’Etat

 « Avec la crise financière et économique de 2008, la méfiance entre ces acteurs s’amenuise. Face au capitalisme numérique naissant, l’Etat et le mouvement des communs numériques se rapprochent : le premier soutient le second tout en y puisant des sources d’inspiration pour sa propre organisation », synthétise Sébastien Shulz. La pandémie de Covid-19 et le confinement achèvent de rendre tangible la mainmise des grandes plateformes sur l’industrie numérique, y compris dans l’éducation.

Dans la foulée sont organisés les Etats généraux du numérique pour l’éducation au cours desquels sont formulées quarante propositions. L’une d’elle exprime le besoin d’encourager l’utilisation de logiciels et de ressources éducatives libres. Quelques mois plus tard, en septembre 2021, Alexis Kauffmann, fondateur de Framasoft – un réseau de projets organisés autour du logiciel libre – devient chef de projet logiciels et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique à la Direction du Numérique de l’Education nationale (DNE). Une arrivée au sein du « mammouth » qu’avaient alors saluée les milieux libristes.

Pour cet ancien professeur de mathématiques, l’association entre logiciel libre et école est un « pont naturel » vers la diffusion du savoir. Son équipe développe les « classes virtuelles », un outil pédagogique destiné aux professeur·e·s s’appuyant sur le logiciel libre BigBlueButton. « Mon job consiste à fédérer et accompagner les communautés d’enseignants qui créent et partagent des ressources numériques éducatives, explique l’intéressé. Et c’est plus facile de le faire dans un environnement ouvert que fermé : logiciels et ressources libres sont les plus appropriés à ce type de démarche collaborative. »

Pour mener à bien ce projet, la plateforme apps.education.fr, sur laquelle est développée la solution, a reçu un budget d’1 million d’euros sur trois ans. Une goutte d’eau rapportée aux 77.1 milliards du budget 2022 de l’Education nationale mais qui n’empêche pas Alexis Kauffmann d’afficher sa satisfaction : « Cela montre que le logiciel libre n’est pas gratuit quand bien même il en faudrait bien plus que cela pour concurrencer Google. Faire le choix du financer le développement d’un logiciel libre dans l’administration pour l’adapter à ses besoins, c’est choisir de ne dépenser l’argent public qu’une seule fois tout en mutualisant les bénéfices à d’autres services. »

Absence de stratégie claire

L’Etat est toutefois loin d’avoir enfoncé le clou sur le cercueil du logiciel propriétaire. Lors d’une intervention autour des communs numériques, Bastien Guerry, à la tête du pôle logiciels libres d’Etalab – un service de la Direction interministérielle du numérique (DINUM) – a loué l’écosystème français des communs mais a souligné « l’absence de stratégie d’Etat » en la matière. 

Un constat partagé par Nicolas Turcat, responsable du service Education, Inclusion Numérique et Services au public à la Banque des Territoires, mais pas pour les mêmes raisons. Selon lui, « commun ne veut pas forcément dire logiciel libre », surtout lorsque ce dernier « est un monopole d’Etat plus ou moins imposé par le haut ». « Les Gafam ont compris que plus un outil numérique est simple d’usage, plus il a de chance de séduire les utilisateurs. C’est ce qui se passe avec Google Classroom. A l’inverse, l’Etat a tendance à surenchérir dans la complexité et à se faire prescripteur de ce que doivent être l’EdTech ou la HealthTech », abonde ce défenseur d’une Edtech qui pourrait être valorisée sur la question des impacts qu’elle génère vraiment. Il préfère mettre en avant la notion de numérique en commun, un « numérique relationnel » redonnant « réassurance et confiance » dans un contexte où la fracture numérique concerne 13 millions de Français·e·s

C’est d’ailleurs sur ce volet que se sont concentrées l’essentiel des annonces de Jean-Noël Barrot en clôture de Numérique En Commun[s], marquant le coup d’envoi de l’acte II de la « stratégie nationale pour un numérique inclusif ». 44 millions d’euros s’ajoutent ainsi aux 250 millions du plan de relance en faveur de l’inclusion numérique lancé en 2020. Une ligne de crédit supplémentaire débloquée dans le but de pérenniser les emplois de conseillers numériques et soutenir les collectivités territoriales dans la mise en œuvre d’une politique de médiation numérique dont les 2500 maisons France Services sont l’emblème. Le ministre délégué a par ailleurs assuré vouloir « coder dans le dur des valeurs d’open data », notamment via « un certain nombre d’appels à projet dans le cadre du plan France 2030 », et a appelé de ses vœux l’émergence « de solutions conçues par les entreprises et s’appuyant sur des communs numériques ».