La ville, un poumon humain

Comment vous parler de la transformation numérique de la ville, à l’heure où plus personne n’arpente ses rues, où l’on enregistre les plus bas taux de pollution, où pas une voiture ne fait entendre son vrombissement ? C’est bien lorsque toute activité cesse que l’on se rend compte à quel point les villes sont des organismes vivants : ces flux d’usagers, comme autant de vaisseaux sanguins qui alimentent le coeur économique d’un pays tout entier, ces poumons de verdure qui permettent de respirer, ce ventre dont parlait Zola pour évoquer l’immense marché des Halles de Paris… Les métaphores de la ville représentées comme un corps humain sont éloquentes, en ces temps d’épidémie. Elles nous rappellent que la cité, si inhumaine soit-elle lorsqu’elle est le terrain des inégalités, est malgré tout le lieu le plus prégnant de notre humanité.  

Aujourd’hui le nom de notre revue Chut ! fait ironiquement écho au silence des villes. Plus de tumulte, ni de tohu-bohu. Mais paradoxalement les voix sont bien là. À mesure que le confinement avance, nous affirmons notre présence, en ligne, à défaut de le faire de façon physique. Ce n’est pas parce que nous sommes presque tou·te·s calfeutré·es, terré·es au fond de nos canapés, que nous avons véritablement déserté la ville. Le philosophe Michel Serres le percevait dès 2012 dans Petite Poucette, (éditions Le Pommier) : « Saturés de musique, le tintamarre des médias et le vacarme commercial assourdissant et endormant, de bruit navrant et de drogues calculées, ces voix réelles, plus les virtuelles des blogs et des réseaux sociaux, dont le chiffre, innombrable, atteint des totaux comparables à la population de la planète. Pour la première fois de l’histoire, on peut entendre la voix de tous. La parole humaine bruit dans l’espace et par le temps. »

Ces voix de femmes et d’hommes qui émergent par-delà le web, à coup de hashtag et de vidéo, sont aussi celles d’habitant·es qui font le choix de se réapproprier la vie dans la cité.

Les citoyen·nes à la manœuvre

Alors, au sein de la rédaction, nous avons pris quelques jours de plus dans le planning, quitte à retarder la parution de cette seconde édition, pour mener cette réflexion. La ville que nous vous décrivons ici, cette ville qui grouille d’innovations, est bien la même que nous vivons actuellement sous confinement. C’est une ville où de nombreux·ses citoyen·nes se mobilisent, que nombre d’entre nous voulons plus durable, plus juste et plus respectueuse de l’environnement. Et en cela, les technologies peuvent être utilisées à bon escient. Nous voulons faire le pari que la crise liée au Covid-19 accentuera cette tendance militante déjà ancrée, et nous éclairera pour ne pas reproduire les erreurs du passé, pour ne pas faire de la tech une « architech » dévastatrice de notre lieu de vie et du lien social. 

Ces voix de femmes et d’hommes qui émergent par-delà le web, à coup de hashtag et de vidéo, sont aussi celles d’habitant·es qui font le choix de se réapproprier la vie dans la cité, optant pour les commerces de proximité, réhabilitant les petits carrés de verdure, les bords de trottoir pour y planter des potagers urbains, utilisant des modes de transport alternatifs et écolos. Le numérique est clairement un outil formidable pour prendre en main sa citoyenneté, faire acte de plus de solidarité, vivre dans une cité respectueuse de l’environnement, qui s’inspire du vivant pour bâtir et mettre en réseau. À la façon des personnages du roman de Malraux La Condition humaine, il y a comme un réveil existentialiste, une nouvelle forme de militantisme dans notre façon de nous inscrire dans les villes et les territoires.

Allons plus loin, et réorganisons les villes autour de leur seul véritable centre, l’humain. « C’est autour de l’habitant qu’il faut concevoir des nouvelles politiques publiques locales, pour ensuite développer des solutions à des problématiques très concrètes », nous confie Carlos Moreno en préambule de notre enquête. Et restons vigilants face aux dérives. Big Brother ou « safe city », les enjeux autour de l’utilisation des données doivent être connus, identifiés et régulés pour un usage approprié.

De la hauteur et de la lenteur

Notre format s’adapte, comme nous tou·te·s en ces temps de confinement, et devient papier et numérique pour être accessible dès maintenant. Mais notre proposition reste la même : prendre le temps de la réflexion sur ce monde en transformation. Notre rubriquage l’illustre. Un peu de « culture numérique » pour commencer et nous immerger dans le monde qui nous entoure. « De la lenteur » pour continuer : l’occasion pour nous d’ouvrir le bal avec la voix des femmes et ce grand entretien avec Aurélie Jean, qui nous alerte sur l’utilisation des algorithmes. L’occasion aussi de réfléchir sur les fake news qui sévissent en ces temps de pandémie, avec cet entretien de Thomas Huchon. Les longs et lents formats se poursuivent avec notre dossier thématique et le portfolio. Puis de la hauteur, pour prendre le recul nécessaire sur les grands enjeux de société, comme l’usage des données et l’éthique avec cette interview de Laurence Devillers. Enfin, nous poursuivons les passerelles permettant plus d’accessibilité : plusieurs de nos articles sont également disponibles au format sonore.

 

Nous espérons vous offrir une pause numérique d’un autre genre, malgré l’angoisse et l’isolement, et vous souhaitons beaucoup de courage à vous et vos proches. 

 

Bonne lecture et bonne écoute.

Aurore Bisicchia & Sophie Comte,
cofondatrices de
Chut ! magazine