(Anti) Dopamine

À la croisée de l’art, du numérique et du territoire, le Cube s’est imposé en trois ans comme un espace unique à Garges-lès-Gonesse (Île-de-France). C’est dans cette dynamique que s’inscrit l’exposition « Dopamine », se tenant dans le hall du Cube jusqu’au 18 juillet 2026.
Le Cube, établissement public de coopération culturelle de 10 000 m2, est un lieu ouvert et inclusif qui s’inscrit pleinement dans son territoire. Les différents espaces (grandes salles de spectacle, fablab, laboratoires de fabrication et espaces de médiation, hall d’expositions) et les animations proposées (e-sport, ateliers de pratique numérique, spectacle vivant…) permettent de nouer le dialogue entre création artistique et technologie. L’enjeu est clair : déplacer la perception du numérique d’outil au champ culturel pour développer la réflexion autour de ses usages.

Ethel Lilienfeld, EMI, 2023.
L’artiste revisite les codes de l’influence à travers un vlog revisité par l’Intelligence artificielle. Objectif : réactiver les codes de la nature morte et de la vanité en confrontant pixels et chair, images filtrées et matérialité du corps. L’artiste interroge ainsi les codes contemporains de la beauté, l’influence et la performance.

Ethel Lilienfeld, EMI, 2023.
Détail de la reproduction du buffet de junk food disposé devant l’écran vidéo.
Perceptions
Écran géant, couleurs pop et saturées, émoji géant : tous les codes sont présents dès les premières installations de « Dopamine ». Cette exposition est à la jonction de plusieurs champs : art numérique, design de l’attention et critique des industries technologiques. Anastasiia Baryshnikova, l’une des deux commissaires d’exposition, synthétise la démarche : « En accrochant les œuvres dans le hall d’exposition, on est un peu dans une démarche hors les murs en permettant à notre public qu’il soit jeune ou familial d’y accéder directement. » Deux adolescentes s’arrêtent devant EMI, l’œuvre d’Ethel Lilienfeld. Ça fonctionne, le regard est captivé par les vidéos reproduisant le vlog d’une influenceuse. Au pied des écrans géants, en prolongation de la vidéo : un buffet saturé de junk food. Les deux jeunes sont troublées par l’effet d’hyperréalisme. Elles interpellent la curatrice : « c’est de la vraie nourriture ? » Cet étonnant mélange entre expérience numérique et sensorielle agit auprès de tous les publics comme nous le confirme Anastasiia : « Le soir du vernissage, les gens se sont dirigés vers le buffet, pensant eux aussi qu’il était réel. »

Anne Horel, Suggested For You, 2025.
Les œuvres présentées ont été produites pour l’exposition Dopamine en collaboration avec les équipes du Cube Garges. L’esthétique ici est perçue comme disciplinant. Une intériorisée action de la contrainte : rien ne nous force à agir, tout n’est qu’incitation. L’expérience utilisateur·trice, conçue pour être « intuitive », neutralise les tensions affectives, politiques ou sensorielles

Alkan Avcıoğlu, All Watched Over by Machines of Loving Grace, 2021.
Les travaux d’Alkan Avcıoğlu font directement penser à ceux d’Andreas Gursky. Ici ce n’est plus le capitalisme, mais le postcapitalisme qui est critiqué dans sa mise en scène des travailleur·euses du clic. Derrière chaque image se devine la main invisible du contrôle algorithmique d’individus piégés dans des chaînes de fabrication. Ces visuels artificiels dressent ainsi le portrait d’un monde où l’humain s’efface progressivement derrière la machine et où le contenu remplace peu à peu le sens.

Pour la psychosociologue étasunienne Shoshana Zuboff, ce régime relève de ce qu’elle a nommé « Big Other » : une entité non étatique, mais totalisante, qui observe, anticipe et façonne les comportements à l’échelle globale. Contrairement au « Big Brother » du 1984 d’Orwell, ce Big Other ne gouverne pas par la peur, mais par la promesse de confort, de personnalisation, de service rendu. Un pouvoir d’autant plus efficace qu’il est invisible, délégué, et perçu comme utile et doux.
Économie du clic
Sous cette apparence colorée et ludique, l’exposition donne aussi et surtout à réfléchir sur les mécanismes de la dépendance aux plateformes. Derrière l’esthétique il y a une mécanique que décortiquent ou tournent en satire les 18 artistes post-Internet exposés. Anastasiia Baryshnikova explicite le choix du nom de l’exposition. « Plutôt qu’une métaphore du plaisir, dopamine désigne ici la logique neuro-comportementale exploitée par les différentes plateformes numériques : microrécompenses, notifications, boucles de gratification. » L’objectif : permettre au public de s’interroger sur ses usages du numérique, de créer de la réflexion plutôt que de la culpabilisation, éduquer plutôt que condamner. « Nous voulons que nos usagers se posent eux aussi la question de pourquoi et comment pouvons-nous passer plus de quatre heures par jour sur nos écrans ? », interroge Anastasiia.

Une jeune fille regarde les vidéos d’Anne Horel. En complément des projections, d’environ deux minutes, des coussins sur lesquels on peut s’asseoir ont été spécialement imprimés en reprenant les visuels projetés pour prolonger l’expérience in situ.
Au-delà de l’approche purement esthétique, certaines œuvres mettent en scène l’économie du clic. La curatrice s’amuse à rappeler que « si c’est gratuit, c’est que c’est toi le produit ». Il y a le cynisme de Miri Segal et son immense « Ddon’t be evil », rappelant l’injonction faite par Google jusqu’en 2018 à ses employés. Encore plus probant, à quelques mètres de cet accrochage, « ORDER OF MAGNITUDE » de Ben Grosser, un écran diffuse en boucle des vidéos de Mark Zuckerberg. L’artiste a synthétisé en cinq minutes la seule constante, en sept ans de discours, du patron de Facebook/Meta, les mots « more » (« plus »), « grow » (« croître »), soit la « rhétorique obsessionnelle du PDG, centrée sur la croissance : plus d’utilisateurs, plus de données, plus de parts de marché, plus d’influence culturelle et politique ». En complément, « Online Culture Wars », réalisé par DISNOIVATION.ORG, cartographie sur le modèle du « Political Compass » (échiquier politique) l’usage des mèmes sur les réseaux sociaux et leurs influences sur la polarisation des débats en ligne.

Center for Technological Pain, Dasha Ilina Vidéos, brochures, objets DIY, 2017-2019.
L’artiste russe nous détourne les codes du DIY et de la low tech en nous proposant une série d’outils faits d’objets de notre quotidien pour nous aider à combattre les douleurs et autres désagréments provenant de la technologie. Ses artefacts parodient les promesses industrielles de bien-être
numérique et en révèlent l’absurdité. Ici, par exemple, un casque pour lutter contre les douleurs lombaires ou des gants pour nous protéger des écrans tactiles.

Perfect365 N° 20/Perfect365 N° 21/Perfect365 N° 22, Ben Elliot, Impression jet d’encre pigmentaire sur toile, 2020.
Le projet Perfect365 transpose 22 teintes de peau standardisées sous forme de data par l’application de retouche photo Meitu. L’artiste reflète sur ses toiles les nuances les plus utilisées par ses utilisatrices et utilisateurs. Ces peintures abstraites dénoncent l’esthétique lisse et normalisée que l’on retrouve dans les campagnes marketing de l’industrie cosmétique et des plateformes numériques.
L’humour en self-défense
Comment répondre à notre asservissement invisible à cette industrie que l’économiste français Cédric Durand nomme « techno féodalisme » ? Comment se défendre de ce que la sociologue Shoshana Zuboff nomme ce « big other » ? « Dopamine » nous invite également à réfléchir avec l’artiste russe Dasha Ilina. L’œuvre « Center for Ttechnological Ppain » nous propose une série d’outils et de moyens de protections fabriqués avec des objets du quotidien : gant en latex, éponge de cuisine, carton… Ces outils sont accompagnés de guides sous forme de brochure en papier et de vidéos parodiques de self-défense. À défaut de pouvoir les mettre en pratique, l’humour est à coup sûr le meilleur moyen de nous empêcher de devenir des Winston Smith en puissance.





