Resituer l’éducation à l’esprit critique

Malmenée de tout bord, la pensée critique a bien du mal à se frayer un chemin. Loin des modules de quelques heures vendus par-ci par-là, elle ne se construit que dans l’altérité, le dialogue et l’humilité. Comment peut elle encore survivre à l’ère de l’IA et des réseaux sociaux ?
Invoquer « l’éducation à un esprit critique » comme remède de premier ordre pour « mieux s’informer » ou survivre au « désordre informationnel » est une idée insuffisante. Personne ne saurait d’ailleurs pleinement affirmer qu’elle se suffirait à elle-même. Comme si l’éducation pouvait quelque chose contre l’architecture de nos systèmes de communication, comme si un dôme cognitif créé autour de nos cerveaux pris isolément pouvait résister à la force de la structure, comme si nous étions des individus uniquement rationnels, comme si c’était l’individu contre le reste du monde. Mettre l’éducation à l’esprit critique en premier ressort de la résistance à « l’assaut du réel » ou encore de « l’apocalypse cognitive » revient à nier non seulement ce que nous sommes mais aussi l’influence de nos environnements sociaux et technologiques. Si bien que, dans un contexte informationnel et institutionnel dégradé, croire qu’il suffit de mettre les utilisateurs de réseaux sociaux sur le chemin de la vérité relève du vœu pieux.
Dans son ouvrage Récits et contre récits. Itinéraires des fausses informations paru en 2021, le Conseil national du numérique a mis en avant une approche holistique de notre rapport à l’information. Celui-ci est fait de mille paramètres dont une très large part n’a pas de lien direct avec l’information fournie ou encore avec notre niveau de cognition mais dépendent bien plus de notre état social, de notre rapport aux institutions, de l’architecture des systèmes informationnels et de leur propension à être exploités à des fins malveillantes, qu’elles soient économiques ou politiques.
Les injonctions des réseaux sociaux
Depuis lors, cette approche n’a absolument pas été suivie. Au contraire, le choix délibéré a été fait de laisser place à un discours sur une recherche de rationalité contre une forme de crédulité, à un discours sur l’éducation de soi contre tous. Comme si inciter à manger cinq fruits et légumes par jour sur une publicité pour un hamburger avait le moindre effet dans la lutte contre l’obésité et ne nous projetait pas dans un état d’injonctions contradictoires accroissant notre détresse psychique. Quand des systèmes aussi puissants que des réseaux sociaux nourris à l’économie de l’attention vont dans une direction donnée, il est compliqué de demander aux utilisateurs de ce système d’aller dans la direction opposée. Comme l’écrivait Jean-Lou Fourquet le vidéaste, enseignant et journaliste dans un post récent sur LinkedIn, « Parler en long, en large et en travers de l’esprit critique individuel, alors que dans le même temps on donne carte blanche aux Big Tech pour nous bombarder, c’est faire le jeu de LEUR profit et surtout de la dégradation de NOS démocraties. Non seulement l’injonction à développer uniquement notre esprit individuel est injuste mais c’est avant tout inefficace. »
Ce n’est pas la rationalité qui nous sort de la crédulité, mais la rencontre structurée de mille points de vue irrationnels.
Que cherche-t-on après tout ? Atteindre la vérité ? C’est une entreprise complexe. Toucher la réalité ? Peut-être encore davantage. Allons ensemble dans une réunion. Décrivons ce qui s’y est passé, chacun de notre côté. Oui, nous aurons tous les deux participé à la même réunion, c’est un fait, mais nous avons toutes les chances d’avoir vécu et perçu cette réunion de manière totalement différente. Point n’est besoin d’être Trumpiste pour parvenir à une telle conclusion, il s’agit – tout à l’inverse des colporteurs de fausses informations – de respecter l’importance de nos perspectives sur le monde et de capitaliser sur cette diversité, y compris sur nos incertitudes. Ce qui se rapproche le plus d’une forme de vérité ou de réalité n’existera qu’après rencontre et confrontation de nos divergences.
C’est la raison pour laquelle le pluralisme est important en démocratie. Et c’est la raison pour laquelle la démocratie est importante comme processus de prise de décision : car elle fait se rencontrer différentes perspectives, probablement toutes erronées au départ, et organise le débat entre elles. À la fin, nous parvenons, ou pas, à un point d’atterrissage qui sera notre route commune. Dans ce processus, l’enjeu n’est pas tant de se construire sa propre opinion que de trouver un terrain qui se rapprochera selon toute vraisemblance et après confrontation, de ce qui nous semble le plus raisonnable à un moment donné.
Capitaliser sur la diversité des biais cognitifs
Ce qui sera intéressant sur ce chemin sera de ne pas commettre d’erreur ou d’en commettre le moins possible. Et cela oblige à prendre le problème par un autre bout : accepter que nous sommes forgés de perspectives toutes aussi erronées les unes que les autres sur un même problème et que c’est en faisant se rencontrer ces perspectives que nous aurons une chance de parvenir ensemble, à une réduction du risque d’erreur. Sans l’engager à travers cette expression simpliste des choses, et elle-même fallacieuse, c’est ce qu’un lecteur à la mémoire courte pourra retenir de l’ouvrage si important de l’universitaire et enseignant Olivier Sibony Vous allez commettre une terrible erreur ! (Flammarion, 2025). En bref, pour éviter l’erreur d’emprunter le chemin qui mettra tout le monde dans le ravin, rien ne vaut mieux que le collectif et l’organisation de la rencontre des points de vue. Dans cet exercice-là, nous ne cherchons plus tant à combattre nos biais respectifs, qu’à capitaliser sur leur diversité. C’est ainsi que l’on sort de la crédulité et non pas à travers une soi-disant rationalité acquise à travers la lecture savante d’informations. S’il est bien un apport de la science économique moderne, reconnu à travers l’attribution du prix Nobel d’économie à Richard Thaler en 2017, c’est d’être revenu sur l’idée que nous sommes des individus rationnels. Notre meilleure garantie pour nous protéger du mirage incantatoire de l’esprit critique est de nous équiper des erreurs de jugement des autres qui viendront contredire nos propres erreurs de jugement. En somme, tâchons de dépasser nos limites individuelles grâce à celles des autres.
Ouvrir la boîte à questions dans l’interaction avec autrui et avec soi-même
La véritable pensée critique devient celle tournée à l’encontre de nous-mêmes, celle qui nous amène à questionner nos propres croyances. Les supports les plus élémentaires de formation à l’esprit critique de l’Éducation nationale ne disent rien d’autre après tout. Et il est intéressant de l’exercer en toute chose. Combien de fois nous sommes-nous dit, en partant sur de faux présupposés et en suivant nos limites intérieures « Je ne peux pas faire ceci, ce n’est pas conciliable avec cela ». C’est là qu’il est bon de s’interroger : « Pourquoi je considère que je ne peux pas faire ça ? Ai-je seulement demandé avant de présupposer ? Avant de me condamner, me suis-je ouvert à d’autres formes de considérations, venant d’autres personnes ? » L’avancement dans la pensée exige d’abord le collectif ou du moins la possibilité de demander à l’autre ce qu’il en pense.
Et s’il est une chose qui explique le succès des moteurs de recherche hier et des IA génératives aujourd’hui, c’est bien cette impossibilité pour X raisons d’emprunter ce détour par l’autre pour élaborer notre pensée. Les agents conversationnels permettent de pallier cette gêne ou cette impossibilité de solliciter l’autre en créant un espace où l’on va formuler des questions dans une zone à l’abri, en apparence. Ce qui met en exergue combien nous manquons, soit de cette force psychologique pour poser nos questions à autrui, soit de ces espaces propices à l’interrogation de soi et des autres. De manière réflexive, c’est avant tout cela que mettent en évidence les usages les plus banals des IA conversationnelles comme les pires drames causés par ces agents.
« L’AVANCEMENT DANS LA PENSÉE EXIGE D’ABORD LE COLLECTIF OU DU MOINS LA POSSIBILITÉ DE DEMANDER À L’AUTRE CE QU’IL EN PENSE. ET S’IL EST UNE CHOSE QUI EXPLIQUE LE SUCCÈS DES MOTEURS DE RECHERCHE HIER ET DES IA GÉNÉRATIVES AUJOURD’HUI, C’EST BIEN CETTE IMPOSSIBILITÉ POUR X RAISONS D’EMPRUNTER CE DÉTOUR PAR L’AUTRE POUR ÉLABORER NOTRE PENSÉE. LES AGENTS CONVERSATIONNELS PERMETTENT DE PALLIER CETTE GÊNE OU CETTE IMPOSSIBILITÉ DE SOLLICITER L’AUTRE EN CRÉANT UN ESPACE OÙ L’ON VA FORMULER DES QUESTIONS DANS UNE ZONE À L’ABRI, EN APPARENCE. CE QUI MET EN EXERGUE COMBIEN NOUS MANQUONS, SOIT DE CETTE FORCE PSYCHOLOGIQUE POUR POSER NOS QUESTIONS À AUTRUI, SOIT DE CES ESPACES PROPICES À L’INTERROGATION DE SOI ET DES AUTRES. »
Prenant en compte cet état de fait dans l’évolution des agents conversationnels, il serait intéressant que, par défaut, l’agent conversationnel ne donne pas une réponse, mais assume d’apporter plusieurs points de vue tous aussi fallacieux les uns que les autres en guise de réponses à nos questions. Ou sinon qu’ils répondent à nos questions par d’autres questions et non par des affirmations. Ces agents deviendraient des sortes de machines à s’interroger de la manière la plus ouverte qui soit, car reposant de manière assumée sur un haut taux d’erreur, nous aidant à découvrir que nous pouvons nous-mêmes formuler les questions les plus pertinentes. Jusqu’à laisser la machine de côté pour nous autoriser à nous poser les questions qui le méritent vraiment et que l’on enfouit trop souvent. Ces agents nous aideraient à moins penser de manière péremptoire, sous forme d’affirmations et de certitudes, mais plutôt sous forme de questions, et ce, afin de laisser l’avenir ouvert.
Les IA, ces machines de séduction
Au lieu de ça, les agents conversationnels nous enferment en nous séduisant, en nous congratulant, en allant dans notre sens. Ce faisant, elles nous rendent la conversation moins désagréable et nous confortent soit dans nos propres erreurs soit dans les leurs. Nous sommes pris en étau dans un double enfermement qui a toutes les chances d’être hautement fallacieux. C’est pourquoi, au jeu de l’échange conversationnel, la machine part avec un avantage pour être crue car elle met de côté toute conflictualité. Il n’y a qu’à voir le nombre de fois où l’agent de telle ou telle marque nous congratule de la question posée, nous soutient puis nous donne raison quand on lui dit qu’elle s’est trompée. Ces machines sont des machines de séduction. Au-delà des erreurs que les agents IA commettent mécaniquement et par essence, il y a le biais du modèle économique qui tente de vous séduire pour vous dompter, pour que vous aimiez la machine et lui fassiez une place dans votre vie. Dans ces conditions, il sera facile de préférer la compagnie d’un agent conversationnel à celle de beaucoup des êtres humains qui nous entourent et nous tisserons alors avec lui une relation de connivence.
Pour toutes ces raisons, Gilles Babinet, entrepreneur et coprésident du Conseil national du numérique, a bien raison de se référer aux travaux du philosophe Robert Putnam sur la solitude et de promouvoir la rencontre à l’ère des technologies, notamment en impulsant les Cafés IA à l’échelle nationale. Il est fort probable que la solitude, nourrie par un refus de l’altérité en tant que différence, soit bien le drame du siècle. S’il nous faut avoir des conversations avec l’autre, ce n’est pas pour qu’elles soient agréables, mais précisément pour qu’elles soient le lieu de convergence de points de vue différents et donc passent par des points de désaccords. Et c’est dur parce que la relation à l’autre nous confronte, crée du conflit et de la rivalité. Loin de louer la rivalité pour la rivalité, ce qui aura de la valeur sera, à l’inverse, ce point de ralliement des personnes impliquées dans la discussion qui ont accepté de laisser quelque chose derrière elles, de faire tomber un peu de leur biais naturel. Mais pour y parvenir, encore faut-il admettre cette part de l’autre en tant qu’être antagoniste et savoir créer un cadre protecteur pour dépasser l’antagonisme. Et c’est probablement ce qu’il nous faut apprendre en premier lieu.
Bâtir la confiance dans nos environnements sociaux
Lorsque l’on parle de notre rapport à l’information, il est souvent question de confiance. Mais c’est un vain mot s’il est appliqué à notre relation à l’information. Nous touchons là à une des plus grandes erreurs de certains tenants de l’éducation à l’esprit critique qui est de se situer dans un rapport à l’information et non pas dans un rapport émotionnel et psychologique à soi et à l’autre.
Ce qu’il faut tout d’abord, c’est créer un environnement où les personnes ne vont pas se faire humilier, moquer ou déprécier si elles ne gagnent pas, un environnement où elles ne risquent pas de se faire taxer de crédules parce qu’elles ont dit ce qu’elles avaient sur le cœur. Avec l’association Square, des personnes comme Alice Bougnères, qui en est la directrice, y parviennent en créant des moments où se rencontrent celles et ceux qui ne se seraient jamais croisés et en permettant aux uns comme aux autres de se livrer pour finalement faire se rejoindre leurs chemins, un instant au moins. Dans ce type de moments, il n’y a pas de mal ou de bien à dire « Je suis venu avec tel présupposé et j’aurai autant de valeur aux yeux des autres si je le lâche parce qu’il n’était en réalité pas nécessairement le plus pertinent. »
Pour cela, il faut être capable de créer un environnement où les participants sont sûrs que le jeu n’est pas pipé et que tout le monde est prêt à reconnaître la justesse potentielle de ce qu’un autre peut apporter à la discussion. Et que, de ce fait, nous n’avons pas besoin d’hausser le ton. Chacun apporte quelque chose et le groupe voit ce qui tient la corde après discussion. Ce qui compte avant toute chose est la nature du cadre que l’on installe. Un cadre de sécurité psychique dans la relation à l’autre, à soi, aux choses qui font mal, peur ou qui sont compliquées et mettent en exergue nos limites individuelles.
Dans ce genre de moments, on se rend souvent compte que les expertises manquent autour de la table et qu’on a besoin d’être plus nombreux, encore et toujours plus, pour comprendre quelque chose au moindre phénomène. Et qu’il n’y a pas de raison d’exclure quelqu’un a priori. C’est pour cela que l’on doit penser la démocratie. Parce que c’est en convoquant le plus grand nombre d’avis que l’on commet le moins d’erreurs. Et c’est pour cette raison que la recherche, le journalisme d’investigation, les activités en sciences ouvertes, la transparence, la reddition des comptes sont importants en démocratie, car ils sont les ressources vitales de mécanismes décisionnels éclairés.
Combattre l’insécurité psychique
Ensuite, la confiance se joue en nous-mêmes. La confiance en soi permet non pas d’affirmer ce que l’on croit savoir mais au contraire de reconnaître sans heurt que l’on avait une mauvaise compréhension d’un problème donné. Comme l’énonce Grégoire Darcy, chercheur en sciences sociales cognitives dans son rapport heureusement remarqué « contrairement au modèle de “psychologie naïve” aujourd’hui répandu, la désinformation répond à des besoins sociaux, émotionnels et identitaires plus qu’à de simples déficits de rationalité. » C’est pourquoi il est important d’offrir aux individus des environnements sereins, où l’on diminue la détresse psychique et où l’on n’a pas besoin de s’arc-bouter sur des certitudes pour se sentir protégé du risque de se tromper, du malheur qui nous arrivera, de la complexité du réel ou tout simplement du hasard. En découlent les trois derniers leviers du rapport, savoir : « renforcer les politiques sociales, économiques et de santé publique pour réduire la vulnérabilité à la désinformation / réinvestir les espaces de sociabilité pour renforcer la cohésion sociale et réduire la polarisation / renforcer l’intégrité publique perçue pour restaurer la crédibilité des institutions. » Et l’auteur de promouvoir en substance, lors d’une présentation faite à Numérique en commun(s) le 29 octobre dernier, l’État social comme une des composantes de l’Etat régalien. S’il y a une insécurité contre laquelle il nous faut lutter, c’est bien l’insécurité psychique qui nous amène à nous appuyer sur n’importe quoi.
COMME L’ÉNONCE GRÉGOIRE DARCY, CHERCHEUR EN SCIENCES SOCIALES COGNITIVES DANS SON RAPPORT HEUREUSEMENT REMARQUÉ, « CONTRAIREMENT AU MODÈLE DE “PSYCHOLOGIE NAÏVE” AUJOURD’HUI RÉPANDU, LA DÉSINFORMATION RÉPOND À DES BESOINS SOCIAUX, ÉMOTIONNELS ET IDENTITAIRES PLUS QU’À DE SIMPLES DÉFICITS DE RATIONALITÉ. »
Dans un environnement où l’on prend soin les uns des autres et où l’on cherche à apaiser notre détresse, des scientifiques peuvent en savoir plus que nous, ce n’est plus un sujet, nous serons heureux d’en comprendre un peu plus grâce à eux. À l’inverse, si nous nous sentons dépassés par leurs connaissances et leurs incertitudes, nous aurons tendance à aller chercher chez les populistes, complotistes et autres démagogues des expressions de déni et autres mensonges pour nous rassurer. C’est précisément là-dessus que jouent les complotistes : sur nos sentiments de faiblesse et sur notre solitude pour nous consoler avec des mensonges qu’ils tirent à leur profit. Et s’il est vrai que, seuls, nous sommes condamnés, à plusieurs c’est autre chose. Or, traduites sur le terrain politique, ces idées nous rendent la situation toujours plus impossible et nous condamnent. Elles ne créent pas de collectif. Elles ne créent pas d’espaces de rencontre des points de vue. Elles détruisent tout cela. Entrer en résistance face aux mensonges exige au contraire d’accepter sa limite individuelle et d’aller chercher des ressorts extérieurs pour construire quelque chose d’assez robuste, plaisant, qui se rapproche de ce qui est.
C’est pourquoi, ce qu’il nous faut donc en priorité apprendre c’est à créer ensemble ces conditions où chacun a l’envie et la capacité psychique d’aller plus loin dans la découverte de ce que l’on ne sait pas et qui nous fait peur, des espaces-temps où l’on a toujours moins besoin d’affirmer pour s’affirmer, exister et défendre son existence. Et ça, c’est une question infiniment collective.
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