Selon le ministère des solidarités et de la santé, près d’un parent sur deux ne se sent pas suffisamment accompagné dans l’encadrement des pratiques numériques. L’accompagnement de la parentalité numérique est justement un des objectifs de CAMELEON. Présente en France et aux Philippines, cette association agit pour le droit des enfants et contre les violences sexuelles commises contre les mineurs. Depuis le 4 mars 2022, elle mène une campagne vidéo et d’affichage pour sensibiliser le grand public au fléau de la cyberpédocriminalité. Son but ? Inviter à la vigilance les parents qui postent des photos de leurs enfants en ligne.

Pourquoi avez-vous fait le choix de cibler les parents avec cette campagne ?

Parce qu’ils sont plus d’un tiers à poster des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux (étude McAfee, 2018) et que quatre adolescents sur dix estiment que leurs parents les exposent trop sur Internet (étude Microsoft, 2020). Cette pratique du sharenting (contraction de share et parenting, Ndlr) s’est banalisée, particulièrement depuis les confinements successifs et l’explosion du temps passé devant les écrans. Notre objectif n’est pas de culpabiliser les parents mais de les alerter. Et de les pousser à prendre en compte le droit à l’image de leur enfant et les possibles effets à long-terme sur son e-réputation. Surtout, ils doivent prendre conscience qu’une photo postée innocemment sur les réseaux sociaux peut tomber entre les mains d’un des 750 000 pédocriminels actifs sur Internet.

Comment évolue de la cyberpédocriminalité ?

On a observé une recrudescence des échanges des contenus à caractère pédocriminel sur Internet lors de la pandémie. Selon Europol, leur nombre a été multiplié par dix en mars 2020, au moment du premier confinement. La France n’est pas en reste : elle est le 4ème pays hébergeur de contenus pédocriminels au monde, derrière les Pays-Bas, les Etats-Unis et la Russie. Le Darknet regorge de forums où des adultes s’échanges photos et fantasmes. Par ailleurs, avec la fermeture des frontières consécutive aux mesures sanitaires, le « tourisme » sexuel a été remplacé par le live streaming de viol de mineurs, notamment aux Philippines, commandité depuis l’étranger. Dans les cas les plus extrêmes, certains pédocriminels tentent même de rentrer contact avec les enfants.

Comment s’y prennent-ils ?

C’est ce qu’on appelle le grooming. Un adulte se cache derrière un pseudonyme pour sympathiser avec un enfant sur une plateforme de réseau social ou de jeu vidéo en ligne, comme Tik Tok ou Fortnite. Comme ces espaces ne sont pas sécurisés, il leur est facile d’échanger, de jouer et de demander des photos aux mineurs. Grâce aux données contenues dans les tags et la géolocalisation, ainsi qu’aux échanges en ligne avec les enfants, les prédateurs sexuels disposent d’indications sur le lieu de vie et les habitudes de leurs victimes.

Sait-on combien d’enfants sont victimes de cette prédation ?

Lors de nos interventions en milieu scolaire, il arrive fréquemment que des enfants nous confient avoir reçu des photos à caractère sexuel de la part d’adultes sur les réseaux sociaux. Malheureusement, nous manquons d’enquêtes d’envergure, menée sur plusieurs années, qui permettraient d’obtenir des statistiques affinées. Toutefois, des plateformes comme PHAROS (Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) et Point de contact font état d’une hausse de 76% de signalements ayant trait à des violences sexuelles sur mineurs en ligne, au cours de l’année 2020. Au cours de la même période, l’association e-Enfance a enregistré une hausse de 57 % des appels pour cyberviolence sur sa ligne d’assistance Net Ecoute. D’après e-Enfance, cette augmentation frappe surtout les 15-17 ans, qui sont de plus en plus nombreux à subir du cyberharcèlement sous la forme de revenge porn ou de chantage à la webcam.

On ne compte que 17 enquêteurs spécialisés dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs et la pédocriminalité en ligne.

Que conseillez-vous aux parents ?

Tout d’abord d’instaurer un dialogue avec leurs enfants sur leurs pratiques numériques. Il leur faut trouver le juste milieu entre une permissivité trop naïve et un cadre trop strict. Installer un logiciel espion pour surveiller sa progéniture n’est pas la solution. Nous préférons insister sur la prévention et les temps d’échange. Il suffit de transposer la traditionnelle question « comment s’est passé ta journée d’école ? » à la vie numérique de son enfant, montrer qu’on s’y intéresse, qu’on est curieux de savoir à qui il parle, à quels jeux il joue. Le faire dès le plus jeune âge permet de dédramatiser le sujet, notamment lorsque les parents ne se sentent pas eux-mêmes à l’aise avec les nouvelles technologies. Nouer ce dialogue est le meilleur moyen de créer de nouveaux temps de socialisation et de plaisir autour de l’aspect ludique d’Internet.

Quelle réponse apporte la France face à l’augmentation des agressions sexuelles en ligne ?

Rappelons déjà que le cadre européen est en train de faire bouger les lignes. Depuis deux ans, le Conseil de l’Europe émet des recommandations, rédige des manuels et pose les fondements d’un cadre juridique sur la protection en ligne des mineurs. Côté français, l’Etat a engagé le chantier de l’accompagnement des parents. Le secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, a annoncé en début d’année le lancement du premier campus de la parentalité numérique en septembre 2022. Cela va permettre à des structures comme l’Union nationale des associations familiales (Unaf) ou l’Observatoire de la parentalité numérique (Open) de mailler l’ensemble du territoire en proposant des ateliers à destination du grand public, entièrement dédiés aux nouveaux enjeux du numérique. A contrario, le bât blesse toujours au niveau des moyens alloués à la lutte contre la cybercriminalité. L’Office central de répression des violences faites aux personnes ne compte que 17 enquêteurs spécialisés dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs et la pédocriminalité en ligne. J’y vois l’expression d’une forme de conservatisme à la française quand il s’agit de protection des enfants.

C’est-à-dire ?

Il a fallu attendre 2021 pour qu’une loi « « visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste » définisse l’âge de consentement minimal à 15 ans et à 18 ans en cas d’inceste…

Quels sont les chantiers prioritaires ?

Il manque un cadre juridique qui soit réellement contraignant. Le problème réside dans la tension entre la protection des enfants et celle de la vie privée des internautes. Par exemple, l’Arcom (ex-CSA) a lancé en décembre 2021 un ultimatum à cinq plateformes pornographiques pour les enjoindre à vérifier l’âge des utilisateurs de leurs services. Mais, comme l’a noté la CNIL, les méthodes de vérification sont un casse-tête à mettre en place car elles touchent directement à la vie privée des citoyens. Côté prévention, il y a aussi beaucoup à faire dans les classes car les enseignants nous disent parfois se sentir impuissant face à ces phénomènes. Pour l’instant, l’Education nationale fait appel à des prestataires extérieures pour intervenir sur ces sujets. Il n’y a pas encore de dispositif obligatoire similaire à celui mis en place sur le harcèlement scolaire. L’effort doit donc être collectif car tout le monde est concerné : les plateformes, l’Etat, les parents et l’école.