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En juin 2020, le Conseil national de la protection de la nature a rendu un avis défavorable à un projet conçu par le Syndicat intercommunal du bassin d’Arcachon qui visait à consolider la ligne de côte du Cap-Ferret en y déversant des millions de mètres cubes de sable prélevé sur les bancs du bassin. Selon l’institution, rattachée au Ministère de la Transition écologique, la lutte contre la montée du niveau des océans implique de s’adapter au phénomène de la montée des eaux plutôt que de se défendre systématiquement contre la mer. Un autre acteur local, Benoît Bartherotte, est toutefois passé outre cette recommandation. Engagé depuis 1985 dans la lutte contre l’érosion de la pointe sud de la presqu’île, il a érigé sur plusieurs centaines de mètres une digue de pierres au coût astronomique.

Si les investissements, controversés, de l’homme d’affaires ont effectivement permis de ralentir l’assaut des flots, le recul du trait de côte — qui désigne la limite entre la terre et la mer — est inéluctable et appelle des réponses construites de façon concertée, depuis le sommet de l’État jusqu’aux collectivités territoriales et aux entreprises locales.

La montée du niveau de la mer est une certitude scientifique

La montée du niveau de la mer est un phénomène scientifiquement prouvé, directement lié au réchauffement climatique. Le désormais bien connu GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, estime que le niveau des océans pourrait s’accroître de plus d’un mètre d’ici 2100 par rapport à 2000, selon les scénarios de modélisation les plus pessimistes. Les plus optimistes ne laissent pas non plus beaucoup de doutes sur l’évolution à court terme : même en enregistrant une forte baisse de l’activité humaine et des émissions de gaz à effet de serre, l’augmentation du niveau de la mer ne s’adoucira pas avant la seconde moitié du XXIe siècle.

Concrètement, on observe une augmentation du volume d’eau, causé par la dilatation thermique (à masse constante, l’eau occupe un espace plus grand), et une augmentation de la masse d’eau, la fonte des glaciers et de la calotte polaire venant alimenter les océans. La conséquence directe de ce phénomène est de faire reculer le trait de côte et donc de menacer les zones d’habitation et d’activité des littoraux.

Toutefois, les spécificités des zones côtières (vagues, marées, pression atmosphérique), empêchent d’appréhender uniformément l’avancée de la mer. D’autres phénomènes locaux comme l’érosion naturelle ou les événements météorologiques extrêmes, tels que les tempêtes, les ouragans ou les cyclones, doivent être pris en compte dans les stratégies d’adaptation du littoral.

S’adapter, mais comment ?

En créant les premiers polders dès le XIIIe siècle, les Pays-Bas sont un modèle de réussite dans l’aménagement du littoral et l’endiguement de la mer. Mais qu’il s’agisse de protection naturelle (ensablement, plantations), d’ouvrages de protection (digues, brise-lames) ou d’aménagements (ports, zones tampons, repli vers les terres des zones d’activité), tous les pays n’ont pas les moyens économiques et opérationnels nécessaires pour lutter contre l’impétueuse force de la nature. Chaque année au Bangladesh, où les deux tiers du territoire sont à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, ce sont ainsi des dizaines de milliers de personnes qui sont contraintes de déménager à cause des inondations.

Face à un phénomène aussi complexe, la découverte d’une solution efficace et généralisable au monde entier semble perdue d’avance. Pour beaucoup, il s’agit avant tout de parer au plus pressé en jugulant localement la montée du niveau de la mer. Quand il en va de la survie d’un territoire, qui plus est soumis à une accélération prévue des phénomènes, le temps est précieux et la concertation nécessaire à la mise en œuvre d’un plan d’action global peut paraître trop lente.

La gouvernance en question

Pour pouvoir agir, les décideurs publics doivent d’abord disposer de données qui soient basées sur des modèles scientifiques ayant une approche multidisciplinaire, capables d’intégrer aux facteurs socioéconomiques, démographiques, topographiques et géologiques les nombreuses incertitudes des méthodes prédictives. Une vision de long terme, donc, qui peut se heurter au court-termisme qui préside souvent aux décisions dans les échelons locaux.

Car, en dernier ressort, c’est aux collectivités territoriales et locales qu’il échoit de mettre en œuvre les stratégies d’adaptation au recul de la ligne de côte. En France, le souci d’attractivité du territoire et les enjeux électoraux de fin de mandature peuvent pousser les maires à éviter des mesures d’aménagement côtier impopulaires ou bien à entreprendre sur leur commune la construction ou le renforcement d’une digue ayant potentiellement un impact négatif sur les communes avoisinantes. La connaissance du découpage du littoral est alors primordiale, car elle révèle l’autonomie de certains morceaux de côte, que l’on nomme « cellule hydro-sédimentaire », nécessitant, en cas d’aménagement, des actions cohérentes menées de front par tous les acteurs du territoire.

L’impasse de la gouvernance actuelle réside ainsi dans sa fragmentation. En clair, la complexité des interactions entre les institutions étatiques, chargées de dessiner les grandes lignes de la cohésion sociale et territoriale, et les collectivités, chargées de mettre en œuvre ces directives, empêche de définir un cadre d’action simple et compréhensible par tous. Sans compter que les maires n’ont pas tous la même sensibilité face aux risques côtiers : ces derniers n’apparaissent, par exemple, dans un Plan local d’urbanisme (PLU) que pour moins de la moitié des communes côtières de la région PACA.

Le système assurantiel n’est pas à la hauteur des enjeux.

Un rapport du député vendéen Stéphane Buchou indique qu’il concernerait « 16 500 bâtiments pour une valeur globale de 3,7 milliards d’euros, 22 000 km d’infrastructures de transport et des dizaines d’établissements de santé, sans compter des éléments majeurs de notre patrimoine naturel, culturel et paysager ». De quoi donner des sueurs froides aux assureurs et calmer les ardeurs des promoteurs immobiliers. D’autant plus que le fonds de garantie spécifique pour les catastrophes naturelles mis en place et renfloué par l’Etat, le CATNAT, dont bénéficient 98 % des ménages français, ne prend pas en charge les risques liés à l’érosion côtière, à cause de leur caractère graduel et déterministe.

Dernier exemple en date, les copropriétaires de l’immeuble Signal de Soulac-sur-Mer, obligés de quitter les lieux mis en arrêté de péril imminent en 2014 à cause de l’élévation du niveau de la mer, viennent tout juste d’obtenir, le 10 mai 2021, une réparation à hauteur de 90 000 euros chacun. Soit une perte d’environ 30 % par rapport à la valeur de leur bien. Alors que le régime CATNAT propose un modèle redistributif fondé sur une indemnisation quasi totale des assurés, les dommages et pertes infligés par le recul du trait de côte menacent d’aggraver les inégalités sociales et de fragmenter les territoires, inégaux dans leur capacité à assumer le coût des dédommagements.

Aller vers une réglementation consensuelle

On l’a vu, le millefeuille territorial dans lequel se trouve empêtrée la gouvernance ne tend pas à clarifier les stratégies d’adaptation à mettre en œuvre à moyen ou long terme. Face au phénomène d’érosion des côtes, toutes les actions des entreprises, des particuliers et des associations sont donc bonnes à prendre, ne serait-ce qu’en promouvant un éco-tourisme moins envahissant et plus respectueux des écosystèmes côtiers que le tourisme traditionnel. Quant à mener une action de relocalisation des habitations et des activités économiques, cela implique un soutien financier et logistique de l’État aux ménages et la rédaction d’une feuille de route réglementaire à destination des entreprises.

La peur d’une facture salée dans la gestion des flux de relocalisation et d’aménagement ainsi que l’éventualité d’opter pour des choix irrémédiables qui s’avéreront plus tard être de parfaites erreurs freinent la prise de décision. Seul le temps long et l’évaluation itérative d’expérimentations locales menées un peu partout en France et dans le monde semblent pouvoir apporter des solutions pertinentes. En somme, il faut « s’adapter à l’adaptation ». Un rapport de l’Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE) de 2018 montre par exemple que l’obtention d’un consensus partagé par la communauté scientifique et la société civile est la condition sine qua non d’une mise en place de politiques efficaces d’adaptation à la montée de la mer.

Un cadre juridique en train d’évoluer

En attendant que tous les acteurs se mettent d’accord, la loi « Climat et Résilience » est venue poser un cadre juridique qui permet de mieux réagir face au recul du trait de côte. Promulguée le 22 août dernier, elle prolonge les Plans de Prévention des Risques Naturels (PPRN) en se fixant pour objectif de planifier une urbanisation qui prenne en compte les risques de submersion, d’inondation et d’érosion.

Le texte insiste sur la protection des potentiels acquéreurs de biens situés dans les zones concernées, qui doivent désormais être informés par les agences et les vendeurs des risques auxquels ils s’exposent. Surtout, il déploie un canevas réglementaire souple qui facilite la relocalisation des habitants, notamment via le droit de préemption des mairies sur les maisons en péril, tout en autorisant la réalisation de certaines infrastructures dont l’utilité économique est avérée et à la double condition que le bail soit grevé d’une servitude de démolition et que le terrain fasse, à terme, l’objet d’une renaturation.

Une souplesse qui montre néanmoins ses limites sur la question de l’indemnisation des particuliers et de la gestion des zones anthropisées, celles où se situent les sites industriels, au moment de leur démantèlement. Le texte de loi acte définitivement la non-assimilation du recul du trait de côte à un événement météorologique extrême, seul susceptible de tomber sous le régime CATNAT, et propose une prise en charge des dommages hybride, entre absorption par les particuliers, partage des pertes avec les assureurs et indemnisation garantie par l’État.

L’adaptation au recul du trait de côte révèle un choix de société

En creux, c’est un modèle de société qui se joue. Le recul du trait de côte va modifier en profondeur la valeur de biens immobiliers côtiers, pour l’instant très côtés sur le marché, sans que la nouvelle loi ne dise clairement qui devra financer la perte des biens dévalués ou à abandonner, ni comment. Sans un minimum d’arbitrage de la part des autorités et une once de dirigisme de la part de l’État, certains territoires mal dotés et à l’activité économique faible affronteront seuls les coûts de la relocalisation et de la redynamisation de leur littoral.

Les exemples étrangers montrent à quel point la viabilité d’un territoire dépend de la prise en compte de la santé économique, mais aussi psychique, sociale et culturelle de ses habitants. Lorsque dans les mesures de relocalisation la préséance va à l’esprit de solidarité, les chances sont grandes d’aboutir à des consensus permettant d’agir en commun et dans l’intérêt de tous. Aux Pays-Bas, cette tradition du consensus politique a même un nom : la démocratie de Polder.

La preuve qu’au fil de l’eau, la fluctuation du trait de côte peut nous amener, selon la formule du climatologue Filippo Giorgi, à « éviter l’ingérable pour gérer l’inévitable ».

 

Article réalisé avec l’appui du rapport « “Zones côtières : adaptation à la hausse du niveau de la mer”, promotion Michel Serres, cycle national 2020-2021 de l’IHEST (L’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie).