A l'écoute, l'interview au format sonore

Vous vous êtes engagée très jeune en politique, d’abord en tant que secrétaire de la section PS à Londres, puis en tant que secrétaire nationale des Français de l’étranger. Quelle a été votre motivation ?

C’était en moi depuis très longtemps. Quand j’étais enfant, mes parents avaient collé sur la porte de ma chambre une caricature d’un tout petit enfant qui criait « Liberté, égalité, fraternité » ! J’avais comme ça des aspirations qui dépassaient ma petite personne. En revanche, je n’ai pas franchi le pas au moment de mes études, mais seulement après. C’est seulement lorsque j’étais en Angleterre, et plus adulte, que j’ai eu confiance et que j’ai osé. Et j’ai osé parce que les circonstances s’y prêtaient, parce qu’il y avait moins d’enjeux politiciens depuis l’étranger, parce que la circonscription des Français de l’étranger en Europe du Nord était nouvellement créée, parce que je n’étais pas connue et parce que d’autres y ont cru avant moi.

Qu’est-ce qui vous anime alors ?

L’action. C’est cette idée un peu folle qu’on peut peut-être contribuer à changer l’ordre des choses. Quand j’étais à Londres, de 2008 à 2012, il n’y avait pas d’enjeu, pas de circonscription, pas d’élu·es. Il y a eu une espèce de pureté dans l’initiation politique qui, je crois, a fait beaucoup de bien. Lorsque j’étais députée, puis membre du gouvernement, je crois que j’arrivais à m’extraire des enjeux court-termistes, des enjeux de personnes et de stricte communication pour essayer de toujours m’interroger sur le sens fondamental de l’action politique et sur l’intérêt général à long terme. Peut-être que cela a été possible parce que j’étais une vraie outsider, et parce que j’avais posé mon premier regard sur la vie publique et politique de manière différente. Mon élection a été très difficile, mais cela a été une aventure entrepreneuriale. Ça a duré deux ans. Je suis parti sac au dos parcourir dix pays à la recherche de 150 000personnes qui ne me connaissaient pas. Et donc, ce qui comptait, c’était le programme, le contact, les capacités de financement de la campagne. Et non des enjeux qui peuvent, à mon sens, perturber le message politique.

Quelles ont été vos plus grandes difficultés en tant que femme politique ?

De ne pas réaliser que ce que je devais essuyer était dû à mon statut de femme. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus solide. Je le vois venir à mille kilomètres : j’ai des antennes que je n’avais pas quand j’ai démarré en politique. Heureusement, il y a eu #MeToo. Les consciences s’aiguisent. Et lorsqu’on a soi-même la conscience des abus, des discriminations, des comportements sexistes, dans cet environnement qui désormais est plus à l’écoute, on peut le dire. Mais lorsqu’on ne s’en rend pas compte soi-même, c’est un problème. Je pourrais vous raconter plein d’anecdotes dans lesquelles je me suis retrouvée face à des comportements sexistes, mais comme je n’arrivais pas à les identifier et donc à les dénoncer comme tels, je ne m’en sortais pas. Je pense que cela commence par là, en fait : par l’empouvoirement par la langue, par l’« encapacitation » des femmes à nommer. C’est ce qui se passe en ce moment et c’est ultra positif, y compris dans les entreprises. Cela dit, le premier jour de ma nomination à Bercy, la première personne que j’ai croisée dans le couloir, c’est un jeune homme qui m’a dit : « C’est vous, ma nouvelle secrétaire ? » Je lui ai répondu : « Oui, mais secrétaire d’État ! »

Pour quelles raisons aviez-vous accepté ce poste de secrétaire d’État chargée du numérique ?

C’est à l’occasion de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2012, alors que j’étais secrétaire nationale aux Français de l’étranger, que j’ai pris conscience de l’importance du numérique. Cela peut vous étonner, mais c’est à ce moment là que j’ai créé un compte Twitter. J’ai découvert son utilité, par exemple lorsqu’on voulait prioriser les zones de porte-à-porte. Cela permet aussi d’avoir accès, grâce à l’open data, aux données électorales des bureaux de vote des pays de la circonscription. L’Angleterre, la Finlande ou la Suède sont des pays qui avaient ouvert ce type de jeu de données. Cela aidait à savoir où on mettait les pieds, à connaître la couleur politique dominante d’une population au niveau d’un quartier, et donc à prioriser nos actions de campagne. J’ai aussi compris la force des réseaux et des outils pour gérer les militants bénévoles selon leur niveau d’implication. Finalement, tout ce que j’ai ensuite injecté dans une vision politique, je l’ai vécu sur le terrain, dans une campagne électorale qui a été assez tech et entrepreneuriale.

Face au modèle des licornes, ne peut-on pas proposer un modèle qui soit le nôtre, plus humaniste et un peu plus redistributif ?

Je pense qu’il y a une deuxième raison plus profonde, qui est que le numérique est un langage universel. Lorsque j’ai fait mes études de droit, j’avais choisi le droit international, là aussi parce que c’était un langage universel. Je pense que j’ai toujours cherché à créer des ponts pour avoir un langage universel, et je considère que les technologies numériques peuvent servir ce dessein. Ce n’est pas complètement par hasard que je m’y suis retrouvée ! C’est aussi un des rares domaines qui permettent de marier des thématiques économiques autour de la création de valeur par les individus, par les organisations, quelle que soit leur forme d’entreprise, d’association ou autre, mais aussi les droits humains, les enjeux de libertés publiques.

Vous êtes juriste de formation. Comment avez-vous envisagé la régulation de ce secteur ?

Ma formation m’a beaucoup aidée, notamment au moment de l’écriture de la loi pour une République numérique, et même encore ici, à la Croix-Rouge. Cela peut étonner, parce qu’il n’y a pas beaucoup de juristes dans le monde de la tech. Il y a des spécialistes du droit des technologies, mais qui exercent en tant que juristes en entreprise. Ils ont parfois la réputation d’être ceux qui disent non. Ils vont assurer la conformité réglementaire, donc ils sont proches du conservatisme. En fait, je trouve qu’au contraire, lorsqu’on comprend le droit comme étant une matière vivante qui accueille les évolutions du monde et qui doit évoluer, ça devient un outil très puissant. Le droit aussi est un langage. Mon grand repère historique, politique, littéraire, c’est Robert Badinter. Il a toujours été un homme de droit avant d’être un homme politique. Pour moi, c’est un peu une boussole de pouvoir m’appuyer sur le cadre du droit et sans doute aussi sur l’éthique du droit, pour ensuite essayer de renverser la table et de bouger les murs.

Justement, il y a besoin d’éthique dans le numérique. Quelles ont été les avancées de ces dix dernières années ?

Je crois qu’on a gagné en maturité collective. Il y a un regard plus mûr et moins naïf sur les enjeux liés au numérique. C’est vrai qu’à l’époque où j’étais au gouvernement, dès qu’on parlait d’intervention, notamment publique, on pouvait nous taxer d’être contre l’innovation. Il y avait un modèle unique, celui de la Silicon Valley, qui lui-même imposait des modèles liés au financement, au droit du travail, à la manière de créer, de répartir les richesses. Il n’y avait pas tellement de place pour des visions alternatives. L’Europe n’a pas réussi, à l’époque, à imposer sa vision du numérique. Je ne dis pas cela pour opposer les cultures, les continents, les économies les unes contre les autres, mais parce que je crois qu’il faut être très lucide sur les défis qui se posent derrière une forme de domination économique. J’espère avoir modestement contribué à cette prise de conscience que les technologies ont un tel impact – non seulement économique, industriel, mais aussi social, sociétal, géopolitique – qu’elles deviennent indispensables à la compréhension du monde, et surtout à la définition des réponses aux grands défis du monde.

En quoi le numérique est-il utile aux actions de la Croix-Rouge ?

Voyez par exemple l’open data, ce principe introduit dans la loi pour une République numérique de 2016, selon lequel les administrations publiques doivent ouvrir les données qu’elles produisent par défaut, par principe, par design. À l’époque, franchement, c’était un peu abscons pour la plupart des gens. Il y a eu la pandémie, il y a eu des initiatives citoyennes autour de l’utilisation de la collecte, du croisement, de la visualisation de jeux de données qui ont permis notamment aux journalistes de mieux suivre les évolutions de l’épidémie. Et tout d’un coup, il y a eu une révélation. On a compris ce à quoi servait l’open data. J’arrive à la Croix-Rouge ; la guerre en Ukraine éclate. Je me suis alors demandé : comment suivre les flux des populations ukrainiennes qui fuient le pays et traversent l’Europe ? Comment mieux coordonner les réponses entre pays européens ? Comment mieux organiser notre réponse à nous, Croix-Rouge française ?

C’est une nouvelle réalité dans laquelle notre ère est entrée, notamment du fait du changement climatique, des flux migratoires et des crises. Le seul moyen pour une grande organisation sociale comme la Croix-Rouge de s’adapter en permanence, c’est l’innovation.

Cette résonance des sujets, notamment d’open data, et plus généralement de stratégie d’utilisation des données, je la vis au quotidien à la Croix-Rouge. De manière générale, l’innovation est une réponse indispensable à la gestion de crise. Ce qui n’est pas évident à dire, parce que quand on est en gestion de crise, tout est urgent. Donc on fait ce qu’on sait déjà faire. On ne va pas se lancer dans des prototypages et dans un POC, un « proof of concept ». Or en réalité, c’est pourtant en temps de crise qu’on apprend le plus, que l’on teste le plus, que l’on expérimente et que l’on arrive à tirer les leçons pour la suite. Cette guerre en Ukraine est une occasion pour la Croix-Rouge française d’améliorer ses réponses en matière d’accueil, d’hébergement d’urgence, de soutien par l’aide alimentaire, par des dons en nature, par l’apprentissage du français, etc. L’innovation et les technologies sont dans ce secteur un élément central de notre capacité de réponse aux crises. C’est une nouvelle réalité dans laquelle notre ère est entrée, notamment du fait du changement climatique, des flux migratoires et des crises. Le seul moyen pour une grande organisation sociale comme la Croix-Rouge de s’adapter en permanence, c’est l’innovation.

D’où la création de l’incubateur 21 de la Croix-Rouge ? Pour apporter de l’innovation ?

Oui, tout à fait. À la Croix-Rouge, mais j’espère aussi à tout l’écosystème d’innovation sociale et au monde sanitaire, social et socio-médical. La plus-value d’un accélérateur d’innovation comme 21, c’est d’offrir le terrain d’expérimentation propre à la Croix-Rouge à des innovateurs. Concrètement, ça veut dire qu’un porteur de projet qui a une solution médicale peut venir dans un établissement hospitalier, dans un institut qui accueille des personnes en situation de handicap, dans un Ehpad, dans une crèche… pour tester ses solutions avec le personnel soignant, avec les familles et bien sûr avec les principaux bénéficiaires ou les résidents. De la même manière, on peut utiliser notre réseau de bénévoles. La Croix-Rouge, c’est 630 établissements et plus de 17 000 salariés. Mais ce sont aussi 60 000 bénévoles qui font essentiellement du secourisme et de l’action sociale : des dizaines de types d’activités, réparties sur l’ensemble des territoires. C’est un laboratoire géant en ébullition ! Quand on mélange des entrepreneurs ayant un projet très innovant avec des bénévoles ou avec des volontaires ou collaborateurs de la Croix-Rouge, ça bouillonne. L’incubateur 21 accompagne ces projets sur des durées données, des thématiques spécifiques, grâce à des partenaires extérieurs, pour essayer de favoriser ce bouillonnement.

L’innovation sociale et solidaire est-elle le modèle à suivre pour la France et l’Europe, plutôt que d’entrer dans une course à la licorne ?

J’ai un regard très positif sur les personnes qui prennent des risques, qui estiment avoir une idée géniale et qui essaient de la mettre en œuvre. C’est vrai que c’est quelque chose qui est assez propre à la culture nord-américaine, notamment à la Silicon Valley. Le fait d’avoir agi sur les circuits de financement pour permettre à ces créateurs de trouver l’argent pour développer leur idée, c’est bien aussi. C’était un vrai besoin. Il y a dix ans, quand je croisais un start-upper, très vite, j’entendais toujours le même discours : il ou elle avait décidé de partir aux États-Unis, parce que c’est là qu’on trouve des financements. Aujourd’hui c’est moins le cas, notamment grâce à la Banque publique d’investissement, mais aussi par une redynamisation et une ouverture à des capitaux étrangers de l’écosystème de financement.
En revanche, si par licorne, on entend une structure ultra capitalistique, mais totalement à côté de la réalité sociale et environnementale, alors non, ce n’est pas du tout ce dont on a besoin. Ce modèle de société n’est pas compatible avec la culture européenne, et notamment française. Je ne suis pas certaine qu’à ce jour, on ait trouvé le bon modèle dans le private equity pour financer les start-up, avec une demande de sortie à trois ans et un retour sur investissement de 15 %. À mon sens, ce n’est pas ce qui crée le plus de valeur sociale et environnementale. Nous sommes à un moment très intéressant, où le secteur financier, le secteur associatif, les entrepreneurs, les pouvoirs publics essaient d’inventer des modèles hybrides qui permettent de répondre à des objectifs multiples. Face au modèle des licornes telles qu’elles ont été définies par l’Américaine Aileen Lee, business angel venue du private equity aujourd’hui à la tête du fonds d’investissement Cowboy Ventures, ne peut-on pas proposer un modèle qui soit le nôtre, plus humaniste et un peu plus redistributif ?

On parle beaucoup de sobriété, notamment depuis le dernier rapport du GIEC. Avezvous aussi cette réflexion avec la Croix-Rouge et les entrepreneur·es que vous accompagnez ?

J’aimerais vous répondre oui. J’espère que ce sera le cas à moyen et long terme. Aujourd’hui, la Croix-Rouge panse les plaies, elle apporte de l’aide aux plus vulnérables. Le sujet de la transition solidaire, c’est-à-dire le respect de l’environnement avec la recherche d’un impact social positif au cœur des modèles économiques, est essentiel. Mais cela pose aussi la question du financement, parce que lorsqu’on nous fait des dons, ce n’est pas pour financer l’idée d’un ou une entrepreneur·e, c’est pour aller aider les personnes qui bénéficient des maraudes sociales et de l’aide alimentaire. Et c’est normal. J’aimerais qu’on parvienne à orienter une partie des financements vers ces porteurs de projets qui inventent des solutions plus sobres. Ce n’est pas encore la priorité des financeurs et des politiques publiques. En revanche, on prend conscience de la nécessité de bien savoir identifier les projets, et de les accompagner. Tout le monde ne sait pas sortir des slides de business model en trois jours ! Il faut disposer d’un écosystème qui puisse monter en compétence et apporter de l’expertise aux porteurs de projets d’innovation sociale. C’est à cette condition que la Croix-Rouge, comme tous les autres acteurs qui poursuivent cet objectif, pourra affirmer avec certitude qu’elle contribue aux principes de sobriété sociale et écologique.

Qui est Axelle Lemaire ?

Née à Ottawa, au Canada, en 1974, Axelle Lemaire arrive en France à l’âge de 16 ans. Diplômée de Sciences po et d’un DEA de droit, membre du parti socialiste, elle est élue en 2012 députée des Français·es établi·es en Europe du Nord. Secrétaire d’État chargée du Numérique de 2014 à 2017, elle rejoint La Croix-Rouge française en 2022.